Au final, c’est peut-être dû à cette politique de l’enfant unique. Peut-on dire avec certitude qu’il aurait été éduqué pareil, si sa sœur aînée était née ? Que se serait-il passée, si ses parents n’avaient pas décidé d’avoir à tout prix un fils ? Ils n’avaient droit qu’à un seul enfant et ont fait un choix, Kuan Ti l’a toujours su. Le public ne l’a jamais su et ne le saura jamais, mais lui devait absolument le savoir. Pour qu’il n’oublie jamais ce qui avait été sacrifié pour son « intérêt ». Mais il ne voulait pas de ça. Il ne l’avait jamais demandé. Ils disaient que c’était pour son bien. Était-ce vraiment le cas ? Encore maintenant, il se souvient de ces nuits à l’internat à pleurer parce que ses parents étaient loin. Il voulait juste un peu d’amour, d’attention. Mais non. Il fallait qu’il soit le meilleur de la classe. Tout le temps. Même s’il passait des nuits entières à travailler, ils n’étaient satisfaits qu’en apprenant qu’il était le premier de sa classe, son année, son école. Peu importait le prix. A douze ans, son père commença à le former, pendant les vacances, pour qu’il puisse reprendre la chaîne de casinos, une fois ses études finies. A quatorze ans, sa mère lui présenta celle qu’il épouserait un jour, la fille d’un futur partenaire. A seize ans, Kuan Ti découvrit ce qu’était l’amour. A dix-huit ans, il prit une décision : ce futur ne lui plaisait pas. Le bonheur, il le trouvait avec ses cours de wushu, avec sa fiancée, pas en travaillant avec son père, en faisant semblant d’être intéressé par ce que de potentiels investisseurs ou clients disaient. Et Kuan Ti refusait de vivre une vie sans réel bonheur. Alors il parla, tenta de discuter. La claque, destinée à lui remettre les idées en place, le convainquit que ça ne fonctionnerait pas. Alors il partir. Il n’avait que son nom et quelques affaires quand sa fiancée le repoussa. Ses mots furent plus douloureux que la claque de son père. Elle ne l’aimait pas, refusait de le suivre s’il ne lui garantissait pas un futur avec de l’argent.

Pour la première fois de sa vie, Kuan Ti agit de manière spontanée et prit sa vie entre ses mains.

Peut-être était-ce un rappel à l’ordre, un processus nécessaire pour découvrir ce qu’est la vraie vie, pour qu’il voit enfin les barreaux de la cage dorée qu’il venait de quitter. Nécessité de trouver un logement (un camarade d’école a aidé), vider son compte en banque (avant que père et mère ne l’utilisent pour le forcer à revenir), chercher le billet d’avion le moins cher (la Corée du Sud, étrangement), remplir une demande de visa (heureusement que j’ai quelques bases en coréen), chercher un nouveau logement (les loyers sont donc si chers que ça, dans une capitale ?), trouver un travail (je suis prêt à tout faire, pour survivre), abandonner son rêve d’études de sport (certains vivent très bien sans diplôme, je m’en sortirai). Puis la chance tourna, au bout d’un an et demi à survivre de justesse. Ce dojo qui venait d’ouvrir où il postula, sans trop y croire, accepta de le prendre d’abord à l’essai puis de manière officielle. Ses premières classes ouvrent, d’abord pour des adultes puis aussi aux enfants, pour que ceux-ci finissent par devenir ses élèves principaux. Un an après cette embauche, Kuan Ti adopta un lapin, un compagnon pour combattre la solitude et pour fêter l’obtention de son premier vrai appartement. Un rythme s’installa, il apprit à être heureux avec peu, à savourer chaque instant.

Et tout bascula à nouveau, avec un acte spontané, irréfléchi, encore.

Elle semblait avoir besoin d’aide, il n’a pas su résister. Elle fut la première à qui il offrit son vrai prénom, depuis qu’il était arrivé dans ce pays. Elle brillait dans la nuit malgré l’alcool, la musique, la saleté d’une ruelle. Elle était renfermée, l’attira sans qu’il ne le remarque immédiatement. Il se laissa porter, tenta d’établir un contact, s’accrocha jusqu’à ce que chacune de ses pensées soit remplie de son image, son odeur, sa voix. Jusqu’à ce que ses lèvres hantent ses pensées, peuplent ses cauchemars et rêves, le fassent hurler de douleur. Il ne respirait, ne vivait que son souvenir jusqu’à ce réveillon de Noël où il perdit le contrôle, où le sol sembla se dérober sous ses pieds, où elle l’autorisa à l’embrasser, à la serrer contre lui. Où elle accepta enfin son amour. Ce jour-là, il se fit une promesse. Peu importe ce qui pourrait leur arriver, il la rendrait heureuse. Il s’assurerait que, cette fois, elle ne regrette rien. Il allait la guérir et, par la même occasion, se sauver.

Peu importe les conséquences.