« Mademoiselle Ahn ? Lee Ae Cha est arrivée.
- Faites la entrer s'il vous plaît. »
Le pion hoche la tête et s'efface de l’entrebâillement de la porte pour laisser passer une jeune femme aux cheveux teints en vert et au regard assassin. Je me redresse dans mon fauteuil et croise les bras sur ma poitrine en l'invitant d'un signe du menton à s'installer sur le siège face au mien. Sans un mot, elle obéit et nous nous observons quelques minutes en silence.
J'ai entendu beaucoup de choses sur Ae Cha. Des rumeurs que m'ont rapportée les profs de son lycée, des histoires sordides découvertes en épluchant les articles des journaux de sa région...  Mais j'ai décidé de me faire ma propre opinion d'elle. Parce que je sais que tout le monde a droit à sa chance, surtout les filles comme elle qui viennent de milieux extrêmement défavorisés où le taux de criminalité atteint des records. C'est une lettre de son professeur de français qui m'a incité à envisager très sérieusement la candidature de la jeune femme. Son enseignant la décrivait comme quelqu'un à qui la vie n'a pas souri mais qui est toujours parvenue à se tirer des pires situations, d'une élève pleine d'imagination à la plume particulièrement intéressante. Apparemment, elle écrit des poèmes et des nouvelles et le certificat de victoire d'un concours national d'écriture joint à la lettre atteste du bien fondé de ces informations. J'avoue que c’est impressionnant. Et un peu déconcertant.

Je relève les yeux et observe Ae Cha, tentant de percer la carapace de cette potentielle future élève de Yonsei. Elle a la tête des personnes à qui on la fait pas : elle est probablement consciente que les chances pour elle d'entrer dans cette fac sont ridiculement maigres et que j'ai sûrement déjà décidé de son sort à la seconde où j'ai vu la couleur de ses cheveux. La lueur de défi qui brille dans ses yeux me prouve qu'elle est prête à se battre pour cette place et qu'elle n'a pas l'intention de s'avouer vaincue sans avoir abattu toutes ses cartes. Tant mieux, je n'aime pas les élèves qui abandonnent trop vite. Et avec elle je ne pense pas être déçue.

La lettre de son prof mentionnait aussi une petite tendance à la paranoïa et un manque de confiance en elle. Ce n'est pas l'image qu'elle renvoie, mais je peux sans mal concevoir que son apparente nonchalance ne soit qu'une façade : les femmes apparemment fortes peuvent s'avérer beaucoup plus fragiles qu'elles ne le laissent paraître. « Alors Ae Cha, que viennez-vous faire ici ?
- Un bowling, ça se voit pas ? »
Je hausse un sourcil : ça commence bien... Elle pousse un soupir et se frotte le visage avec les deux mains avant de reprendre : « Désolée, l'habitude. Je suis là parce que je veux étudier à Yonsei.
- Et pourquoi ici ?
- Parce que je veux avoir ma chance, me répond t-elle sans se départir de son regard sombre et plein de provocation. Pas seulement ma chance d'entrer ici : je veux avoir ma chance de réussir dans la vie et de pas finir alcolo sous un pont de mon quartier pourri. T'façon y'a plus de place maintenant sous les ponts là bas. »
Elle se tait quelques secondes, les yeux dans le vide comme si elle était déjà partie très loin. Je n'ose même pas lui rappeler que je suis là. Et alors que je m'apprête à poser une nouvelle question, elle reprend : « Je suis pas une élève modèle. J'sais même pas me vendre. Mais j'suis honnête alors je vais vous dire la vraie raison qui me pousse à venir ici : c'est que Yonsei, c'est pas la banlieue de Daegu. C'est suffisamment loin pour qu'on vienne pas me faire chier sans pour autant m'empêcher d'y retourner. Y'a pas mal de personnes qui seraient capables de me faire la peau là bas et moi, je peux pas me défendre contre eux, j'peux pas. Yonsei ou une autre fac en réalité, tout me va, j'm'en fous. J'ai pas grand chose à offrir à votre fac, j'sais juste faire des p'tits poèmes que les gens aiment bien mais qui parlent de trucs que je comprends à peine moi même. Au point où j'en suis mademoiselle Ahn, c'est même plus une question d'envie, c'est carrément de la survie. Si je me tire pas de cet enfer, j'suis pas sûre de passer l'année. »
Elle ne plaisante pas. Je ne crois même pas que ce soit une tentative subtile de m'apitoyer. Je la scrute en silence et me remémore la mention de son caractère un peu paranoïaque dans la lettre de son prof. Je doute que ce soit de la paranoïa. En fait, je serai même prête à parier que la jeune femme devant moi, aussi impassible puisse t-elle paraître, est en réalité morte de trouille à l'idée de rentrer là d'où elle vient. Finalement, je pose mes coudes sur la table et lui dis : « Racontez moi votre histoire Ae Cha. »