Parfois, y avait plus à réfléchir, y avait plus à faire semblant. Un haussement d’épaules pour baisser les armes, juste futilement, même inconsciemment. Résolu au fait, il la suivit pour la suivre, peut-être par la curiosité. La gamine aux grands airs semblait jouir du danger et des coups, mais ne semblait pourtant pas dangereuse. Apprendre, encore, sur les autres, pour lui, pour la nuit. Il se résolut à son vice certain, friand d’apprendre, de voir, de dévier les trajectoires. Il voulait qu’on lui prouve qu’il a tort, il voulait qu’elle lui montre qu’il devait chercher plus loin que ses mots virulents, que ses paroles en l’air. Raï laissa les roues de sa planche de skate résonner sur le bitume et, il se mit dessus pour roule, (presque) silencieusement, bercé par le bruit des roues frottant les trottoirs et les routes. Une main enfouie dans la poche de son jeans, il avançait, lentement. Il prenait son temps, observait les détails, la démarche de la jeune femme, aussi les alentours, les rues qu’elle traversait. Il descendit rapidement de sa planche, la posant dans un coin, contre un mur. Ses pas craquelèrent derrière ceux de la brune, trahissant leur présence. Son regard divaguait le long des lueurs que la Lune laissait pénétrait dans l’obscurité du bâtiment. Toujours sans un mot, Raï regardait Kelea faire, plissait les yeux au bruit sourd du métal traînant au sol et s’engouffrait dans le monde d’asiatique. Quelques secondes d’hésitation et il se pencha avec nonchalance pour attraper une des barres qui se jonchaient le sol et il dut se pencher à plusieurs reprises pour rejoindre l’étage, là où Kelea s’arrêta. Raï se pencha un peu vers le vide, le vent se faisait plus frais à cette hauteur et se faufilait sous ses vêtements légers et sombres. Les murs étaient craqués, on ne distinguait plus le blanc du gris, ni même le sol. Seul le bruit du verre explosant dans les airs le tira de sa contemplation. Raï prit la bouteille de bière, presque incrédule devant cette situation. « Que veux-tu que j’foute avec ça ? » se défouler n’était pas dans ses priorités, se défouler, lui, il savait pas faire. Encore moins avec une inconnue. « J’te regarde faire sinon, ce sera très bien. » Il marchait alors un peu loin, pénétrant réellement dans la pièce où la noirceur s’éparpillait à chaque pan de mur. Posté à quelques mètres d’elle, il la regardait, juste, il la regardait, sa barre de fer en sa main.

Elle penche la tête sur le côté, déçue de toute évidence. Elle serre ses mains frêles autour de la barre et la regarde un instant puis pose son regard sur le jeune homme. « Pourquoi ? » lui demande-t-elle. Elle s’avance vers une caisse remplie de bouteille en verre et en tire une. « Pourquoi tu t’enfermes à l’intérieure de toi ? » sa voix se fait plus douce, plus lointaine. Elle le regarde, sans jugement, sans cette hargne qu’elle traine derrière elle. Kelea est si douée pour cacher ses émotions. Elle n’est, aux yeux des autres, qu’une garce, une princesse, une égoïste qui s’attire les foudres de tous ceux qui restent sur son passage. Dans le fond personne ne connait vraiment Kelea, sauf ses proches. Personne ne sait qu’elle aime les choses simples, qu’elle déteste l’injustice et qu’elle se plierait en mille pour ses proches. Non personne ne sait qui elle est mais elle s’en délecte, joue un rôle différent tous les jours. S’en amuse aussi, de voir cette colère chez les autres, de les voir la détester. Elle leur rend bien d’ailleurs. Parce qu’elle n’a jamais su comment calmer sa rage en elle. Elle lance la bouteille en l’air et shoot dedans avec sa barre. « Tu vois c’est facile. » dit-elle simplement en haussant les épaules. « Essaye. Au moins une fois. » Elle lui colle de force une barre dans les mains « Je te demande pas de lâcher prise, juste de … » elle tape dans une bière comme avec un club de golf avec un petit rire « … casser des trucs ! » elle essaye Kelea, de l’atteindre, maladroitement. C’est qu’elle n’est pas spécialement douée avec les gens en réalité. Elle ne sait pas pourquoi elle s’est autant accroché à Raï, autant en mal, mais c’était comme … si elle se voyait dans son regard. Dans le fond elle n’était qu’une enfant qui se rapprochait du garçon qui lui ressemblait le plus. Elle lance une bouteille qui se casse à leur pied comme pour l’encourager. Allez tape. A-t-elle envie d’insister. 

Un sourire, un presque-rire, qui lui échappa sans même qu’il ait eu envie de le retenir, ça le fit rire, Raï, spontanément, parce que la question de Kelea semblait si innocente qu’il ne sut quoi répondre. Pourquoi ? et si lui-même ne savait pas ? Pas franchement envie de savoir, non plus, c’était comme ça, parce qu’il avait été élevé comme ça, parce qu’il se plaisait à être comme ça. Plus fort, qu’il pensait, moins faible, à tout déballer à n’importe qui, au premier venu, à tout déballer même à qui que ce soit, parce que personne n’avait besoin de ça. Même pas lui, qu’il pensait, lui, il avait pas besoin qu’on s’accable sur son sort, il le faisait déjà si bien tout seul. Il avait pas besoin de la pitié des gens, de ce regard innocent et intéressé par son histoire que présentait la jeune femme désormais. Et ça, ça l’énervait, ça le montait en pression parce que, Raï, il supportait pas qu’on le prenne en pitié ou même, qu’on lui en donne l’impression.

Il savait analyser, Raï, il avait tellement su garder son calme pour mieux se changer en ce qu’il n’était pas, pour mieux se fondre dans le moule, pour mieux établir des climats de confiance, faire enrager certains, pour mieux taper où ça faisait mal, pour mieux laisser son frère s’occuper physiquement de leur victime. Il savait analyser, Raï, il avait tellement su prendre sur lui, effacer ses émotions pour mieux ressentir celles des autres qu’il ne savait plus faire à présent. Il savait plus et savait pas comment gérer les siennes alors il s’énervait, se laisser envahir par un trop plein de tout, un trop plein de rien et sans attendre il prit la batte de la main de Kelea, de sa brutalité éphémère, qui laissa parler, pour une fois, pour lui montrer, à elle, à eux, qu’il avait toujours sa place.

La bouteille explosa dans l’air pollué et sombre, la bouteille explosa comme sa colère avant qu’il ne se tourne vers la coréenne « C’est ça qu’tu veux ? » la mâchoire serrée, le regard angélique qu’il imaginait aussi sournois et vicieux que quelques minutes auparavant, dans cette rue où les diables s’étaient rencontrés. Les pupilles dilatées par l’adrénaline, les iris bien plus sombres que la nuit, il s’avança vers Kelea de ses traits menaçants avant de se retourner d’un mouvement, d’un seul mouvement brusque pour lancer la batte contre le mur dans un cri rauque et enragé de ses souvenirs trop nombreux, trop lourds, pas oubliés.

Les regards et les mots trop durs qu’il avait acceptés, les règles auxquelles il s’était plié, pour eux, pour sa place dans cette famille bien trop bancale pour leur survie. Et les regards, les mots trop durs qui résonnaient en lui comme une litanie trop douloureuse et incessante. A chaque seconde, ils les entendaient, à chaque seconde, il les voyait. Et comme dans un moment de répit, son cœur se mit à battre trop fort pour lui, sous un regard qu’il n’avait pas connu, qu’il méprisait. Parce que Rai avait gagné sa place, Raï s’était construit sur un modèle qu’il ne supportait remettre en questions. La peine et la colère rythmaient ses mains à cet instant, la peine et la colère bouffaient ses veines jusqu’à le consumer, jusqu’à le rendre dingue face à un seul regard. Son regard.