Et il regarde ses mains, le dos courbé, le regard vide, les pensées tourbillonnant dans sa tête. Et il regarde ses mains, la vue trouble et l’âme au bord des lèvres. Il regarde ses mains et sursaute quand il la sent s’asseoir à ses côtés, quand il l’entend lui répondre. Ses yeux perdus se posent sur elle un instant, sans vraiment la voir, sans vraiment la percevoir. Et il l’écoute, parvient pas à tout enregistrer, retient quand même les grandes lignes, le principal. Et ses paroles-réconforts font briller ses prunelles un instant, une goutte salée perlant au coin de son œil. « Il me manque… » Sa voix geignarde retentit dans l’air, faible et pourtant bien présente. « Il est parti, il est encore parti, il… il finit toujours par partir, ils finissent tous par partir, pourquoi ils partent ? » Et cette fois elles sortent, les larmes, s’étendent sur son visage, coulent le long de ses joues. Il se rappelle, Jay, de la disparition si longue de son meilleur ami, de ces deux années qu’ils ont passé loin l’un de l’autre, ces deux années beaucoup trop longue. Et il se rappelle, de leurs retrouvailles, de cette promesse de ne plus jamais partir, de ce désir qu’il avait, Jay, de ne plus jamais le quitter, de rester avec lui pour toujours. Pourtant il est reparti, Kyu, et la séparation a été encore plus brutale, encore plus douloureuse, pour le gosse terrorisé qui craint maintenant de ne plus jamais le voir revenir, mais ne peut imaginer sa vie sans lui. « C’est… c’est à cause de moi ? C’est… c’est parce qu’il voulait pas rester avec moi ? C’est moi qui les fait fuir ? » Et ses bras viennent resserrer leur étreinte autour de ses jambes, la tête enfouit entre ses genoux. Il a envie de vomir, il a envie de pleurer (pleurer encore plus, pleurer encore plus fort, faire tout disparaître par les larmes), envie d’être réconforté, mais il a surtout envie de lui, envie de le voir, de se couler dans son étreinte.

Wearing. | Vu les propos et l'attitude du jeune homme, Yindee s'attendait à le voir lui parler d'un chagrin d'amour, d'un amour à sens unique ou d'une rupture particulièrement moche. C'était souvent que les gens venaient ici en pensant pouvoir se consoler. Ce à quoi elle ne s'attendait pas, c'était que ce soit un homme qui soit la cause de ses larmes, car oui, il s'était mit à pleurer. Elle n'avait rien contre le fait qu'il semblait attirer par les hommes, elle était juste surprise qu'il ait choisit de venir ici pour soulager sa peine. Elle posa une main réconfortante dans son dos, le caressant comme pour le bercer. Elle ne savait quoi lui dire, les expériences qu'elle avait avec les hommes étaient basées sur l'argent, et toute teintées de dégoût ou d'amertume. Et elle n'a jamais aimé Yindee. Aimer de cet amour romantique. Les papillons dans le ventre, rougir en pensant à cette personne, et pleurer. Pleurer de joie, pleurer de chagrin quand l'histoire s'arrête. Elle ne savait pas quoi dire, on pourrait penser que ces années ici le lui avaient apprit, mais non. Souvent elle se contenter d'écouter, de réconforter et souvent s'égarer sur son corps pour cesser d'y penser. Elle était payer pour ça, c'était son travail. Mais lui, elle voyait bien que ce qu'il voulait c'était du vrai réconfort, des gestes tendres et des mots doux. « On est jamais responsable du départ des gens. C'est une décision qui leur appartient. Ou qui leur est imposée. Mais être soi-même c'est pas une raison valable pour pousser quelqu'un à partir. » Elle y croyait sans y croire à ce qu'elle disait. Elle pensait à Malee, à cette rage et cette colère qui l'avaient nourrie tellement longtemps... Et elle pensa à elle, au fait qu'elle cachait ce qu'elle faisait. Pourquoi ? Parce que les gens fuiraient forcément en apprenant ce qu'elle était. Elle le regarda se recroqueviller sur lui-même, et elle pensa à Miso. Elle avait l'impression de voir son impromptue colocataire, mais en mâle. Elle se rapprocha un peu de lui, le serrant presque un peu contre elle. « T'es plutôt mignon, t'as pas l'air méchant. J'pense pas que tu sois responsable de quoique ce soit. La vie est juste cruelle, désolée si c'est moi qui te l'apprend. » Elle eut un petit rire à sa remarque. Sur le dos recroquevillé du gamin, elle descendait et remontait sa main. « Mais tu sais, les femmes comme moi c'est pas les mieux placées pour parler d'amour. On écoute, on réconforte, on embrasse, on caresse... Mais jamais on aime. » Et vu l'état dans lequel il était, elle était plutôt contente de ne pas connaître cette souffrance.

Il sait pas, Jay, sait pas bien, sait plus trop. Il comprend pas, aussi, parvient pas à comprendre. Pourquoi ils partent, tous ? Pourquoi il est le seul à rester ? Il a jamais compris, Jay, s’est contenté d’attendre. Attendre qu’ils reviennent et puis… et puis attendre que ça passe, probablement. Mais c’est jamais vraiment passé, c’est jamais vraiment parti. Parce que c’est Kyu. « Mais il avait dit… il avait dit qu’il me quitterait plus. Que… C’est mon meilleur ami depuis tellement longtemps et, et, j’croyais que lui et moi on resterait inséparables… pour toujours. » Pour toujours, oui, pour toujours. Il y a cru, Jay, comme un gosse. Parce qu’il déteste ça, Jay, être séparé de ses amis. Parce que naïvement, il a cru que c’était réciproque. Et que maintenant, il a mal. Il comprend pas et il a mal. Et même les caresses affectueuses de la jeune femme ne parviennent pas à le dérider. Gamin avide de contact qui se rend compte que, peut-être, il aurait aimé que ça vienne de quelqu’un d’autre. « Moi on m’a toujours dit que la vie elle était belle, » qu’il chuchote contre ses genoux. Il a l’impression de se revoir, le jour où il a appris que le père noël n’existait pas. L’enfant dont on brise les rêves, sans états d’âme, avec cet froide fatalité (c’est comme ça, pas autrement désolée si c’est moi qui te l’apprends). « Pourquoi tu aimes pas ? » Il relève la tête, curieux, oublie un instant sa peine, oublie un instant ses larmes, en train de sécher sur sa peau. Il veut savoir, Jay, veut tout savoir. Parce qu’il comprend pas, Jay. Comprend pas comment on peut vivre sans amour, gamin bercé par les comédies romantiques, par cette vision biaisée qu’il a des sentiments. Par sa foi ultime en l’âme sœur, au grand amour. Lui qui y croit plus fort que tout. Lui qui est persuadé de le trouver un jour. Lui qui pense, peut-être, l’avoir déjà trouvé, sans oser se l’avouer, sans oser y croire. « T’as jamais… aimé ? » Il y croit pas, pas totalement en tout cas, a du mal, beaucoup de mal. Il est perturbé, le gosse, déconcentré. Passe une main sur ses joues, essuie les traces de pleurs. Se rappelle un instant pourquoi il est là, pourquoi il est si triste, pourquoi il a l’impression que son cœur s’est déchiré en deux. Alors il baisse la tête, se mordille la lèvre. Et attend. Attend, toujours.

Wearing. | Yindee avait appris qu'on ne pouvait pas forcer les gens à rester. On pouvait les forcer à partir comme avec Malee, mais on ne pouvait pas les forcer à rester. Il allait l'apprendre à la dure ce petit Jayden, la vie n'était pas tendre, elle était même cruelle. La prostituée ne savait pas quoi lui dire pour le réconforter, c'était la vérité. La vie donnait mais souvent elle prenait et elle ne savait pas comment enjoliver cette vérité. Elle lui tapota le dos dans un geste réconfortant, c'était pas la première fois qu'elle devait consoler un client, mais c'était bien la première fois qu'il avait l'air si frêle et innocent. Elle avait peur de le briser si elle ne choisissait pas les bons mots. « Tu sais... Les gens disent souvent des choses et font l'inverse. Alors croire en toujours et en jamais, c'est dangereux. » Elle aussi se disait que son amitié avec Malee serait pour toujours. Elles remettaient aujourd'hui les pièces en place, mais il resterait toujours quelques traces. Pourtant cette séparation n'avait été le fait d'aucune des deux jeunes femmes. Le gamin tenait aux promesses qu'on lui avait fait, il apprendrait tristement à ne croire que son cœur à lui et son instinct, elle espérait juste que ce serait moins brutal qu'elle. Elle sourit à l'innocence de sa question, non, Yindee faisait tout aux hommes, sauf les aimer. Elle cédait à leur désir, elle les laissait posséder son corps mais jamais son cœur. Il se disait qu'une femme comme elle qui avait vu le pire des hommes pouvait en aimer un ? Et quand bien même, aucun homme n'aimait une prostituée. En tout cas, il arrêta de pleurer, et Yindee prit un mouchoir dans la table de nuit pour le lui tendre. « Non j'ai jamais aimé. C'est un luxe que les femmes comme moi ne peuvent pas s'accorder tu sais. » Elle haussa les épaules, c'était terriblement triste ce qu'elle disait, mais aussi terriblement évident. « Tu imagines, quelqu'un aimer une femme qui fait ça ? Accepter de voir la personne aimée faire ça ? » Franchement, elle n'avait jamais essayé et ne voulait pas essayer. La jalousie, les cris, se déchirer... « Tu supporterais ça toi ? » Elle l'imaginait déjà lui répondre que non. Elle finit par sourire, essayant de détendre l'atmosphère. « Et puis quand on voit dans l'état que ça te met... » Trop tôt pour en plaisanter peut-être ?

Et ça le rend triste Jay. Le ton résigné de Yindee ne fait que le rendre un peu plus triste, un peu plus désespéré – et si elle avait raison ? Mais elle peut pas, elle peut pas avoir raison, il le refuse, le gosse. Il le refuse le gamin, parce qu’il ne veut pas ne plus pouvoir faire confiance à son ami, le meilleur de ses amis même. Il ne veut pas perdre son innocence, n’y est pas prêt non plus. Alors il veut changer de sujet, ne pas continuer sur cette pente glissante qui le fait désespérer un peu plus, serre un peu plus son cœur déjà malmené. Il pose sa question, attrape le mouchoir dans lequel il enfouit le bout de son nez, essuie quelques larmes, se retient de peu de se moucher également – se rappelle à temps qu’il n’est pas seule, plutôt en présence d’une inconnue. Et quand elle reprend la parole, il lève la tête, surpris. « Oui je supporterais ça ! » Il y a pas vraiment réfléchi, sait pas en vérité. « Moi… moi je pense que t’as le droit d’aimer. Et puis… et puis en plus Kyu il est… enfin… il fait pareil. » Gêné le gosse, les joues qui prennent une curieuse teinte rouge, alors qu’il baisse les yeux, tente de se dissimuler, de se cacher, de s’enfuir par le moyen le plus improbable. Il se rappelle de l’endroit dans lequel il est, Jay, de sa tête qui tourne toujours un peu, de l’alcool qui n’a pas totalement évacué ses veines – il est pas bien Jay, encore moins qu’auparavant. « Mais Kyu… Kyu c’est mon meilleur ami. Alors si moi je peux accepter pour lui, je suis sûr que je peux pour une femme que toi. » Il hoche la tête un peu trop brutalement – voit trente-six chandelles. « Et en plus l’amour bah c’est trop beau. » Il sait plus s’exprimer, n’a en vérité jamais su – des mots un peu trop innocents dans la bouche du gamin un peu trop innocent également, maladroit aussi. Il est persuadé que l’amour c’est joli et merveilleux, Jay, que lui-même n’a jamais été véritablement amoureux – probablement pour ça qu’il ne connait pas totalement ce sentiment de plénitude. Mais alors il sait pas. Il sait pas pourquoi il est autant brisé par le départ de son ami, pourquoi ce dernier lui manque autant, pourquoi il donnerait tout pour voir son visage, le serrer dans ses bras.

Wearing. | Il avait l'alcool triste ce gamin. Il était attendrissant mais Yindee s'inquiétait un peu, elle espérait qu'il se calmerait, qu'elle arriverait à le réconforter. Mais quand une personne était ivre ce n'était parfois pas chose facile. Parler d'amour et d'histoire de cœur n'était pas une chose aisée pour elle non plus. Barricadée dans sa fierté, ressentant un besoin viscérale de se protéger elle ne s'était jamais accordé le droit d'aimer. Elle laissait certains hommes lui plaire mais ne s'autorisait rien de plus. Parce que aimer voudrait dire se révéler, et révéler le choix qu'elle avait fait pour fuir la Thaïlande et pouvoir vivre une vie confortable (elle qui avait connu la misère) lui semblait impossible. Elle ne connaissait aucun homme sensé qui accepterait de voir la femme qu'il aime vendre son corps. Mais Jayden ne semblait pas de cet avis. Alors il aimait un homme qui se vendait aussi ? Intéressant... Elle le regarda très sérieusement, non sans douceur, le gamin était triste et paumé, il lui faisait de la peine. Elle eut un léger sourire à ses mots plein de naïveté. « C'est beau ? Regarde dans l'état que ça te met... » Elle ne voulait pas être si mordante, mais il fallait qu'il se rende compte, c'est bien l'amour qui le rendait aussi malheureux. « Tu ne t'es jamais dit que si lui était parti c'est parce qu'il fait la même chose moi ? » Sa voix était douce, Yindee essayait toujours de trouver les mots pour lui, elle sentait qu'un rien pourrait le faire pleurer à nouveau. « Il est peut-être parti pour te protéger de ce qu'il était. C'est pas toujours rose la vie de prostitué tu sais... » Son regard prit une lueur un peu plus mélancolique sans qu'elle n'efface son sourire rassurant. « Le fait qu'il t'ait blessé c'est peut-être une preuve d'amour au fond ? Tu as essayé de le voir comme ça ? » Yindee n'était pas du genre à fuir, elle avait été trop blessée par l'absence et le manque, mais elle savait que certains y voyaient là la solution. « Et puis t'es mignon, je suis sûre que tu vas trouvé quelqu'un qui saura te montrer que t'as raison de croire en l'amour. » Elle s'empêcha de dire que ce ne serait qu'une illusion ou que ce ne serait que jusqu'à ce qu'on lui brise le cœur à nouveau, mais elle tentait de le réconforter. « Tu habites loin d'ici ? » Elle pensait déjà au moment où il devrait repartir, et vu son état, elle pensait déjà à demander à Kan de lui appeler un taxi. Prévenante et protectrice jusqu'au bout, et malgré elle. Blessée tant de fois et pourtant elle croyait encore en l'humain, c'était sans doute l'influence de Malee ça.