La foule qui sortait du bâtiment me bousculait presque tant elle était pressée de s’en aller. Je comprenais ce sentiment, j’avais moi-même une énorme envie de partir de l’université pour passer un  bon week-end à ne rien faire, et au diable les révisions qu’on m’a données. Si encore j’avais quelqu’un avec qui réviser… ce n’était même pas le cas. Non, vraiment, pour quelqu’un comme moi qui aimait être toujours entourée, qui avait presque peur de rester seule, les révisions n’étaient pas un bon passe-temps. Je ne le faisais que lorsque je n’avais vraiment rien de mieux de prévu ou lorsque les examens approchaient dangereusement, et même si ce rythme d’étude était particulièrement mauvais, je n’avais jamais eu de notes suffisamment médiocres pour repasser une année. Il fallait dire que, quand la menace était trop présente, je savais parfaitement bien m’organiser pour éviter le massacre. Les études de droit n’étaient pas simples, d’ailleurs, mais apparemment, j’étais faite pour ça puisque je les enregistrais assez facilement. Peut-être que je devrais penser à louper mon prochain examen pour avoir à repasser ma dernière année, ainsi je n’aurai pas à quitter l’université l’an prochain ? À l’idée de devoir partir, je ressentais en même temps une immense liberté, un champ entier qui s’ouvrait à moi mais aussi un gros pincement au coeur. J’avais passé sept bonnes années ici, bientôt huit, et j’avais rencontré tellement de bonnes personnes. Sauf que ces personnes-là étaient, pour la plupart, plus jeunes que moi et je craignais que mon départ de l’université provoque un éloignement entre eux et moi. C’était vrai ; il y avait une réelle différence entre la vie active et les études et je n’étais pas sûre de pouvoir continuer à les voir aussi souvent. Vraiment, il fallait que j’envisage le redoublement beaucoup plus sérieusement.
Mais pour le moment, je n’avais qu’un seul objectif en tête : rentrer chez les sango et aller embêter Tae Woo, un peu. Depuis notre dernière conversation, nous ne nous étions pas parlés une seule fois, nous ne nous étions même pas croisés et je le soupçonnais d’en être la cause. Ça lui ressemblait énormément de m’éviter dès qu’il me voyait afin d’éviter que je le guette et que je le colle. Or, je n’aimais pas du tout cette attitude de lâche qu’il voulait se donner. Il fallait qu’il affronte ses peurs, au plus vite, car plus le temps passerait, plus ce sera difficile. Je me suis donc résignée à le coincer et, après diverses tentatives précédentes échouées, j’étais certaine que cette fois, ça marcherait. En effet, plusieurs fois, avant notre discussion à la cantine, j’avais essayé de rentrer par surprise dans sa chambre pour le bloquer à l’intérieur mais pour une raison qui m’échappait, Shin Tae Woo, normalement toujours enfermé, n’y était pas. Sauf que cette fois, un vendredi soir, après les cours, ce n’est pas possible qu’il n’y soit pas. D’ailleurs, qu’il y soit ou non, je vais attendre dans sa chambre, camper, et tant pis si ça me vaut des regards meurtriers de la part de ses colocataires. Non, vraiment, lui et moi, il fallait qu’on parle, sérieusement et plus longtemps. Là, il n’aura pas l’excuse des cours qui reprennent pour fuir et s’il osait me sortir qu’il devait réviser, je le tuerai – enfin non, plutôt, je le collerai. Je ne le laisserai pas partir tant que je n’aurai pas atteint mes objectifs. Je ne savais pas exactement ce qu’étaient mes objectifs mais je verrai sur le moment. Me dépêchant pour ne pas qu’il m’échappe, je marchai précipitamment vers les dortoirs et j’ouvris brusquement la porte de sa chambre pour y pénétrer. Si je toquais, je craignais qu’il ne saute pas la fenêtre pour m’échapper – bon, ce serait peut-être un peu abusé mais je prenais toutes les précautions possibles.
Contrairement à la dernière fois, il n’y avait pas Kyung Ae pour me fusiller du regard. En fait, il n’y avait tout simplement personne. J’étais peut-être rentrée un peu trop vite, en fait. Il devait être encore sur le chemin, parce que je ne l’imaginais pas marcher aussi vite pour rentrer comme je l’ai fait. Oui, il ne tarderait pas arriver, il me suffisait d’attendre ici. Je refermai beaucoup plus délicatement la porte derrière moi et je restai debout, comme une imbécile, dans une chambre qui n’était même pas la mienne. Est-ce que ça se faisait vraiment, de faire ça, en fait ? Si ce n’était pas Tae Woo mais encore Kyung Ae qui rentrait en furie dans la chambre ? Ou pire, ses deux autres colocataires, que je ne connaissais pas ? Non sérieusement, Min Ah, tes idées étaient les pires du monde. Je ferais mieux de guetter devant la porte, à l’extérieur, qu’à l’intérieur…
Au moment où je m’apprêtais à reprendre la poignet pour m’en aller, la porte s’ouvrit et je découvris au seuil de la porte le visage que je voulais voir : Shin Tae Woo. Il ne semblait pas du tout enchanter de me voir ici – en fait il n’y croyait pas encore – mais ce n’était pas comme si je m’attendais à ce qu’il me saute dans les bras et me dise qu’il m’attendait. Le but était justement de le prendre par surprise, de toute façon.

« Salut ? »

Haha… ce n’était pas un visage un peu innocent et une voix douce qui allait le faire croire que j’étais rentrée par totale coïncidence dans cette chambre, qui était la sienne. Il ne parlait pas, mais il n’était pas stupide non plus.

« Je voulais justement te voir. »

Je remplaçais mon visage un peu frustré de le voir arriver au moment où je comptais partir par une expression souriante. Puisque lui n’allait pas être heureux de me voir, il fallait bien que moi, je sois heureuse. En plus, c’était mon idée.

Je baillai lourdement alors que j'étais sur le chemin pour rentrer. Une journée s'était une nouvelle fois écoulée sans encombrement. J'avais passé mes pauses en compagnie de mes amis, et croisé personne d'inutile. Rien de bon ne m'était arrivé comme rien de mauvais ne m'était arrivé. Honnêtement, c'était une journée banale. Toutes les journées qui s'écoulaient était des journées banales, de toute façon. Rien de spécial n'arrivait, et c'était tant mieux. Je préférais la routine aux événements inattendus. C'était pourquoi je faisais tout pour éviter ce que j'appelais un dérangement. Parmi les personnes qui pourraient déranger ma journée, il y avait Kwon Minah. C'était une sango âgée de quelques années de plus que moi. Mais bizarrement, depuis que j'étais arrivé chez les sangos, elle n'avait fait que me coller. Peut-être parce que je l'intriguais. Peut-être parce qu'elle voulait s'amuser ou passer le temps. La dernière fois, j'avais bien compris que c'était faux. Bien que sur le coup, la discussion fut riche, je n'avais pas envie d'en avoir une à nouveau. Le sujet que je détestais aborder était celui de la mort de Saehee. Je me mordis la lèvre rien qu'en y pensant. Les images revenaient dans ma tête. J'étais encore jeune à l'époque. Encore plein d'innocence. C'était peut-être cette innocence qui me manquait depuis la mort de Saehee, en fait. Maintenant, j'étais beaucoup trop réaliste. Parfois même pessimiste. Je ne me rendais néanmoins pas compte lorsque j'avais des pensées pessimistes. Ces pensées avaient tout simplement fait parti de mon quotidien. Elles remplissaient tellement ma tête que je n'y prêtais plus attention. Depuis sa mort, je n'avais plus jamais eu de pensées optimistes. Des pensées qui voulaient croire en l'espoir ou la chance, et qui voulaient voir le futur. Du moment où on voulait voir le futur, on était confronté à la possibilité que ce futur ne se réalise jamais. Pourquoi ne l'avais-je donc pas réalisé plus tôt ? Sa mort m'aurait peut-être fait moins mal. Non, je ne disais que des bêtises. Sa mort m'aurait toujours autant blessé. C'était arrivé à un moment si inattendu, après tout. C'était censé être un jour heureux, où nous sortions ensemble. Nous nous étions donnés rendez-vous à un centre commercial. Je devais l'accompagner faire du shopping. Je m'en souvenais très bien. Je n'avais pas envie de l'accompagner car j'allais encore devoir porter ses sacs lourds. Je savais que je pouvais très bien le faire pour elle, et que ce serait la seule personne pour qui ça ne me dérangerait pas, mais si elle pouvait faire ce genre d'activités avec ses amies, ce ne serait pas de refus. Enfin, elle m'avait promis qu'on ne ferait pas que du shopping, qu'on boirait quelque chose dans le centre et qu'on ferait quelque chose que j'aimais. C'était ce qui m'avait poussé à accepter. C'était mesquin comment elle me connaissait par cœur. Mais je n'avais pas pu lui en vouloir, après tout, je la connaissais aussi par cœur, et j'utilisais aussi ces techniques pour la forcer à faire quelque chose dont elle n'avait pas envie. Dans tous les cas, ce jour-là, je m'étais réveillé trop tard, et au final, j'avais pris le bus en retard. Une fois dans le bus, je ne faisais que penser à Saehee. Et puis, on avait annoncé cet accident qui arrêtait le trafic. La possibilité que Saehee soit dans ce bus impliqué dans l'accident ne m'avait même pas effleuré l'esprit. J'avais juste été agacé par la nouvelle, puis j'avais commencé à marché jusqu'au centre commercial. J'avais appelé Saehee pour la prévenir de la nouvelle, et justement, sa sonnerie avait retenti juste à côté de moi. Cette sonnerie, il n'y avait qu'elle qui l'utilisait. Elle l'avait personnalisée. Je savais que c'était son téléphone, mais j'avais quand même eu l'once d'espoir que ce ne soit pas le sien. Et si. J'avais vu son corps inerte, au sol. A ce moment-là, elle était inconsciente. C'était à ce moment-là que le désespoir du monde m'avait frappé. Je montai les escaliers du dortoir, étant arrivé, avec cette vision en tête. J'aurais aimé la voir ouvrir ses yeux, et me sourire comme elle savait si bien le faire. Je voulais tant la voir sourire... Je mis la main sur la poignée avant d'ouvrir la porte.

Saehee ?

J'écarquillai des yeux avant que le visage souriant de Saehee ne laisse place au visage déprimant de Minah. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Mes pensées sur Saehee s'évaporèrent soudainement alors que je la toisai du regard. Il n'y avait personne d'autre dans la chambre, alors qu'est-ce qu'elle fichait là ? Sur le seuil de la porte, en plus ? Elle me salua, et je ne lui réponds rien. Pourquoi est-ce qu'elle gâchait ma journée, encore une fois ? J'avais réussi à l'éviter ces derniers jours, pourtant... Je soupirai, puis rentrai dans la chambre. Je posai mon sac au coin de mon bureau avant qu'elle ne dise une phrase qui ne m'étonnait même plus. Je sortis mes affaires de cours, m'étant préparé à réviser en rentrant.

« Pour quoi ? Pour passer le temps ? Passe-le avec tes amies, pas avec moi. Je suis occupé, maintenant. »

En disant ça, je sortis quelques livres, prêt à travailler la seconde d'après.

Je me demandais sérieusement ce qui avait provoqué cette expression presque heureuse quand il m’avait vu, mais de toute évidence, ça n’avait aucun rapport avec moi puisqu’elle disparut rapidement. Peut-être même que j’avais halluciné. Dans tous les cas, il rentra dans sa chambre comme si je n’étais pas là, sortant ses affaires. Bien entendu, il avait prévu de réviser. C’était évident. Le contraire aurait été bien plus curieux. Je me demandais sérieusement ce qu’il y avait à réviser dans la photographie, tiens ? Ce n’était pas un cursus seul, il devait avoir d’autres choses à côté. Je ne m’étais jamais trop renseignée sur les autres matières que droit et économie. Enfin si, j’avais été un peu intéressée par la psychologie mais rien de tout ça n’avait de rapport avec la photographie. Sans trop le coller pour ne pas l’énerver – bon il semblait déjà énervé, en fait – je le regardais sortir ses affaires. J’avais l’habitude, maintenant, de sa façon de me parler. J’espérais qu’il se serait un peu adoucis depuis notre ancienne conversation mais visiblement, ce n’était pas dans ses projets. Tant pis, ses ponts finiront par s’effondrer un jour ou l’autre. Je n’étais pas du tout impressionnée par sa façon d’être.
C’était tout-de-même un peu vexant de voir qu’il pensait que je ne venais le voir que pour passer le temps. Il me semblait avoir suffisamment exprimé mon désir de l’aider la dernière fois alors je ne comprenais pas pourquoi il persistait à dire que je m’amusais avec lui et que je ne venais qu’avec des intentions de gamine. Je savais que c’était ma réputation mais quand même, je savais être mature quand je le voulais et surtout quand ça concernait ce genre de choses, que j’avais vécu aussi. Enfin, puisque ce serait dur de l’exprimer comme ça et surtout, que son but était probablement de me vexer pour que je m’en aille, il ne fallait pas que je lui dise ça.

« Non, tu as tout le week-end pour être occupé par autre chose que moi. J’ai décidé que ce soir, je voulais te parler alors ce ne sont pas tes révisions qui vont m’en empêcher, d’accord ? Essaie de réviser et tu vas voir combien je peux être bruyante pour t’en empêcher. »

C’est mesquin, pensais-je pour moi même. Certes, c’était mesquin mais il l’était autant que moi. S’il arrêtait de fuir à chaque fois qu’on pouvait se croiser, je n’aurais pas besoin de m’imposer de cette manière. Le jour où il comprendra qu’il se fatiguait pour rien en essayant de m’échapper, alors il pourra faire ce qu’il veut de ses journées. Enfin, presque tout. Il ne sera entièrement libre que lorsqu’il s’ouvrira un peu aux filles, ou au moins à moi, parce que j’avais décidé que tel était mon objectif. Il m’en sera sans doute reconnaissant plus tard et même si ce n’était pas le cas, je ne comptais pas changer mes plans. Il cédera le premier, j’en étais certaine.

« Qu’est-ce que tu fais comme cursus, exactement ? Tu dois réviser quoi, comme genre de choses ? »

Je devais quand même noter une nette amélioration : au moins, il me parlait. Autrefois, il ne prenait même pas la peine de m’adresser la parole, il m’ignorait, me passait à côté sans me regarder. Au moins, maintenant, il me répondait. En tout cas, jusqu’à là il m’avait répondu. Après tout, c’était un peu dur de mimer l’ignorance lorsqu’une fille s’incruste dans notre chambre. Je m’approchai un peu plus de son bureau pour regarder les cahiers qu’il y avait posés et le sujet qu’ils traitaient. Tout était plus ou moins autour de l’art. C’était donc ça, son cursus ? Je ne savais pas du tout que ça aidait pour être photographe. Ou bien il y avait une option photographie ?

« Ça aide vraiment pour la photographie, tout ça ? »

Je relevai la tête vers lui. Je ne faisais pas semblant d’être curieuse à propos de ça pour lui parler, je l’étais vraiment. Jusqu’à maintenant je ne m’étais pas posé la question mais au final, c’était assez curieux comme cursus. Le droit, c’était évidemment pour travailler en tant qu’avocat, juge, procureur… mais la photographie, c’était tellement plus abstrait, tout comme l’art.

« Non, tu as tout le week-end pour être occupé par autre chose que moi. J'ai décidé que ce soir, je voulais te parler alors ce ne sont pas tes révisions qui vont m'en empêcher, d'accord ? Essaie de réviser et tu vas voir combien je peux être bruyante pour t'en empêcher. »

Autrefois, j'aurais tout fait pour l'ignorer, mais je savais désormais que ça ne servait à rien. Peu importe mes efforts pour l'ignorer, elle revenait comme un boomerang. C'était exactement ça, en vérité. Si je devais comparer Minah avec un objet, ce serait un boomerang. Je pouvais la lancer aussi loin que je le voulais de toutes mes forces, elle reviendra quand même. Et plus je la lançais loin, plus en revenant elle me ferait mal. Cette description était vraiment fidèle à la réalité. Je me demandais si dans sa vie antérieure elle n'était peut-être pas un boomerang. Je soupirai lourdement, ne sachant même pas pourquoi est-ce que je pensais à des choses aussi futiles. Je n'avais pas envie de me la coltiner. J'espérai que l'un de mes colocataires se montre et la débarrasse, mais je ne pensais pas que ce serait le cas. Il me semblait qu'ils étaient tous plus ou moins occupés, aujourd'hui. De toute façon, la plupart des étudiants préféraient réviser à la bibliothèque plutôt qu'à leur dortoir. Je les comprenais, la bibliothèque était un lieu plus calme et avec toutes les ressources. Mais je préférais être dans la chambre, sans personne. Au moins, j'étais sûr que je ne pouvais être dérangé par personne. Cependant, je n'avais pas prévu la venue d'un parasite tel que Minah pour venir me déranger. La séance de révisions aujourd'hui était compromise. Je devais réfléchir à un moyen de la faire sortir d'ici... Malheureusement, il n'y en avait pas. Et je ne pouvais pas fuir. Si je fuyais, où est-ce que je pourrais aller ? Et puis, elle me rattraperait forcément. Comme je l'avais déjà expliqué, elle était un boomerang, j'étais obligé de la revoir un jour. Ce qui ne m'arrangeait absolument pas. Je ne répondis rien à sa réponse, puis elle me posa une autre question juste après. Mon silence devait lui avoir indiqué que je venais de capituler. J'aurais aimé résister, toutefois je savais que c'était complètement inutile. Ses motivations avaient changé. Du moins, à mes yeux. Je pensais qu'elle venait me voir pour passer le temps, mais ce n'était pas le cas. La discussion de la dernière fois m'avait mis sur la voie. Elle voulait certainement m'aider à surpasser ma « peur » des filles. Mais je n'en avais pas envie. Je pensais m'être suffisamment bien exprimé la dernière fois pour qu'elle le comprenne, mais il semblait que ce n'était pas le cas. Ce n'était pas comme si quelque chose rentrait dans sa cervelle. Elle me posa ensuite une seconde question. Est-ce que c'était pour me forcer à parler ? Je soupirai. Dans tous les cas, elle réussirait à me faire parler. La dernière fois, je l'avais bien compris, si je ne lui répondais pas tout de suite, elle finirait par poser des questions plus indiscrètes qui me blesseraient. Pour ne pas m'énerver, il valait mieux que j'use de ma voix tout de suite. Je pinçai mes lèvres en m'asseyant sur la chaise face à mon bureau, ne regardant cependant pas mes cahiers car je savais que je ne pourrais pas réviser, aujourd'hui.

« Je suis dans les arts plastiques, les arts appliqués et le design. J'ai une option photographie. Cependant, ce n'est pas un cursus concentré uniquement sur la photographie. C'est pourquoi j'ai besoin de connaissances sur les arts plastiques, les arts appliqués et le design. Je n'ai peut-être pas besoin de dessiner avec autant de passion que ceux qui n'ont pas d'option, mais j'ai besoin de connaître les œuvres les plus connues ainsi que les artistes, et leur valeur. »

Même si personnellement, je n'en avais pas grand chose à faire de ces choses-là.

« Il y a aussi l'agencement, la composition, le cadrage, la lumière, les ombres, les contrastes, les nuances etc. que je dois apprendre, au niveau des arts ou de la photographie. Je suis seulement en 2e année alors ce ne sont que des savoirs basiques. Et oui. Ça aide. »

En disant ces derniers mots, je finis par tourner ma tête vers elle, l'air ennuyé sur le visage.

« Contente ? »

Je savais bien qu’il finirait par me répondre. Désormais, il ne pouvait plus mimer l’ignorance parce qu’il avait conscience que ce genre de choses ne fonctionnait pas avec moi. Quand j’étais là, il fallait faire avec et plus vite il irait dans mon sens, plus vite ça se finirait. Comme quoi, il était intelligent car il avait compris ça en une seule réelle discussion. Bon, avant ce jour-là, j’étais allé le voir pleins de fois pour l’embêter aussi, quand je le croisais dans les couloirs ou dans le dortoir, mais c’était bien différent. À cette époque-là, il me prenait sans aucun doute pour une garce qui adorait appuyer là où ça faisait mal, victimiser les autres, et donc il faisait de son mieux pour m’ignorer afin que je me lasse. Depuis la dernière fois, il avait fini par comprendre – parce que j’avais formulé mes motivations à haute voix – que je ne désirais pas l’enfoncer, bien au contraire. Il avait besoin de remonter à la surface s’il ne prévoyait pas de s’étouffer sous terre et, puisqu’il n’avait visiblement personne d’autre qui s’en rendait compte, je serai celle qui lui prendra la main pour le relever. De gré ou de force, de toute manière, il finira par la tendre quand il se sentira réellement en danger, là où il est. Si je ne pouvais pas lui donner envie de le faire tout seul, il fallait bien le forcer à venir – parce qu’une chose était certaine, il ne pouvait pas vivre ainsi indéfiniment, même s’il se persuadait du contraire. Peu importe combien la vie lui fait peur et combien il préfère rester enfermé sur lui-même, il y aurait un moment où ça ne pourrait plus durer et le plus tôt serait le mieux. Il me voyait peut-être comme une plaie, qui continuait de le coller alors qu’il disait ne pas vouloir changer, mais il ne pouvait pas se rendre compte tout seul de combien il avait tort. Il fallait que quelqu’un le lui montre, ça faisait trop longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds vers l’extérieur, après tout.
J’écoutai son explication avec grand intérêt et je ne pouvais réprimer un immense sourire en voyant combien, malgré son expression glaciale et son ton distant, il s’était engagé dans une explication bien plus détaillée que nécessaire. Autrefois, s’il répondait, il écourtait sa réponse autant qu’il le pouvait, disant le maximum en un minimum de mots. Là, il n’avait pas fait ça et j’ignorais ce qui avait changé sa façon de me parler mais ce n’était pas le plus important. Pour la première fois depuis longtemps, il tourna enfin son visage vers moi et affronta mon regard. Lui qui était si souvent fuyant, la tête baissée ou les yeux rivés vers un point perdu, il avait déjà bien modifié son attitude. À sa question, le sourire que j’avais sur mes lèvres s’agrandit encore plus.

« Très. »

Mais je n’allais pas non plus partir comme ça, aussi rapidement qu’il le désirait, parce qu’il avait mis du sien. Ça m’embêtait de rester debout autant de temps mais je m’étais déjà imposée dans une chambre qui n’était pas la mienne, et même si je ne le montrais pas, je n’étais pas à l’aise – alors je n’allais pas en plus m’asseoir sur un lit ou une chaise qui ne m’appartenait pas sans qu’on m’y invite. Comme Tae Woo n’allait décidément pas me le proposer – ce qui me paraissait logique puisqu’il détestait tout dans ma présence ici – je préparai mes jambes à rester droites encore un bon moment.

« Et avant que tu découvres la photographie, il y avait qu- un autre métier qui t’intéressait ? »

De base, la question qui s’était formée dans ma tête devait être « quelque chose d’autre » mais je craignais qu’une question aussi vague de le fasse remonter à quelqu’un d’autre, au lieu d’un simple métier. J’étais bien plus prévenante qu’il semblait le penser et, puisqu’il était agréable et que la dernière fois, je l’avais déjà fait parlé de choses qu’il voulait garder pour lui, je ne voulais pas le remettre dans ce malaise. Ce n’était pas du tout mon objectif et je n’engagerai ce sujet que s’il le commençait de lui-même, ce que je trouvais impossible.

Elle avait l'air satisfaite. Bien, maintenant, pouvait-elle partir ? Je supposai que non. Si à une seule réponse complète elle partirait, ce serait bien piteux de sa part. Elle n'était pas ce genre de personne, elle en voulait toujours plus. Elle ne se contenterait jamais d'une réponse, elle en voudrait plusieurs. Et puisqu'elle était lancée, je n'avais aucun moyen de l'arrêter. Je soupirai silencieusement par les narines. Je tournai ma tête pour laisser mon regard se perdre dans mes nombreux livres qui ne seraient même pas ouverts, aujourd'hui. Rien que regarder son visage m'énervait. J'avais envie qu'elle disparaisse, et qu'elle me laisse tranquille. Cela n'allait malheureusement pas arriver, et c'était justement terriblement déprimant. Pendant combien de temps allais-je encore devoir la supporter ? Quand est-ce que l'un de mes colocataires reviendra enfin ? Quand allait-elle se lasser de moi, et partir ? Je ne savais pas ce qu'elle trouvait d'intéressant en moi. J'étais juste un garçon banal, sans particularité et au visage morose. Qu'est-ce qu'elle trouvait d'attirant en moi pour qu'elle veuille autant en apprendre sur moi ? J'étais déprimant, et toujours triste. Les gens aimaient traîner avec des personnes souriantes. Elle devait sûrement faire partie de cette catégorie de personnes, et elle devait adorer traîner avec d'autres personnes comme elle. Mais pourquoi est-ce qu'elle venait m'énerver, alors ? Certes, j'avais appris ses intentions la dernière fois, cependant, ça ne voulait pas dire que je voulais bien de sa présence. Elle voulait peut-être m'aider, toutefois, tant que moi, je ne voudrais pas de cette aide, ses efforts ne serviraient à rien. On ne pouvait pas aider quelqu'un qui ne voulait pas être aidé, après tout. Elle posa donc une question comme à son habitude. Apparemment, elle avait autre chose en tête comme elle venait de changer sa question soudainement. Je ne savais pas quel genre de questions elle aurait voulu me poser, mais je préférais ne pas imaginer. Sans bouger, je lui répondis sur un ton distant et froid :

« Non. »

Contrairement à la dernière question, je n'avais rien à dire d'autre. Rien ne m'avait jamais intéressé à l'époque. J'aimais juste vivre la vie du jour au lendemain, et me porter par son courant. Je me faisais traîner par tout le monde, et j'étais très heureux ainsi. Si elle n'était pas morte, j'aurais probablement fait un métier bancal, mais qui m'irait. Tant qu'elle était là, à mes côtés, j'aurais fait n'importe quel métier pour elle. Cependant, elle n'était plus là. … Je repensais encore à elle. Il ne se passait définitivement pas un seul moment où je ne pensais pas à elle. Cela me rappela aussi ma dernière discussion avec Minah. Pour Saehee, je devrais peut-être sortir de ma carapace. Si ça pouvait la rendre heureuse... Ça m'allait.

Bien sûr, je n’étais pas du tout surprise de le voir fuir mon regard une nouvelle fois, regarder quelque chose qui n’a aucune importance. Peut-être qu’à ses yeux, ma présence est moins intéressante que celle de ses livres mais, quand même, je n’avais pas l’habitude d’être si peu considérée. Non pas que ça m’impressionnait mais, disons que j’aurais aimé être un peu plus présente à ses yeux, parce que je me donnais du mal, moi aussi, pour l’aider. Il disait qu’il n’avait pas envie mais il savait aussi bien que moi que c’était le plus gros mensonge de toute sa vie, personne n’a plus envie de s’en sortir que la personne elle-même. Il ne savait juste pas comment s’y prendre et il était effrayé d’essayer. C’était pour ça que, si je l’aidais, il pouvait y arriver mieux mais fallait-il encore qu’il donne un peu plus d’importance aux messages que j’essayais de lui passer sans engager le sujet, qu’il me remarque un peu plus et qu’il ne me considère plus comme une gêne mais comme une aide potentielle. Je n’attendais pas de lui des remerciements ou une reconnaissance, je n’aidais pas les gens pour ça. J’espérais juste qu’il se rende compte à quel point il avait tort de se croire lâche et de me voir embêtante. Enfin, je l’étais sans aucun doute mais il ne fallait pas qu’il pense que c’était mon objectif, de l’être. Bref ; de toute manière, je ne pouvais pas lui dire tout ça, ou en tout cas pas immédiatement. Quitte à lui dire tout ce que j’avais sur le coeur, autant le lui dire un peu plus tard. Si je lui balançais brutalement toutes mes pensées, je savais comment ça se finirait : il dirait ce qu’il pense – ou pas – et il partirait et je ne pourrai pas le retenir. Après lui avoir balancé de tels mots, je ne pouvais pas lui demander de rester parce que nous n’aurions plus rien à nous dire. Je ne pourrai pas reprendre une conversation banale avec lui avant plusieurs jours. Alors je voulais attendre un peu, parler un peu plus, essayer de le faire parler un peu plus aussi, avant de lui expliquer tout ça. Et si ça ne se faisait pas aujourd’hui, ça se ferait une autre fois. De toute façon, j’avais tout mon temps.
Il ne s’était, cette fois, pas embêté à faire une réponse complète. Mais quelque part, ce n’était pas quelque chose de propre à lui. Lorsque la réponse est « non », il y a rarement d’explications plus profondes à donner. Le dessin que je me faisais de son histoire se faisait de plus en plus clair au fur-et-à-mesure que j’obtenais ses réponses. Cela semblait peut-être être hors-sujet mais au contraire : il ne fait que confirmer, petit-à-petit, que le soucis n’était pas que la mort de cette fille. Le vrai problème, c’était qu’il l’avait vu comme un tout et c’était la chose à ne pas faire. Il donnait l’impression, dans ses réponses, qu’elle représentait son rêve, sa vie, son futur, son passé, son présent, sa bonne humeur, sa mauvaise humeur aussi, ses sentiments. Alors forcément, lorsque tout était rassemblé en une seule personne, lorsque cette personne disparaissait, il ne restait plus rien. Je ne pouvais pas entièrement le juger sur ça, je n’étais pas très différente avec mon frère. Il représentait tellement de choses pour moi que s’il venait à mourir, je ne m’en remettrai jamais. Rien qu’une séparation entre nous me serait insurmontable. S’il était décédé en même temps que mes parents, ce jour-là, je n’aurai rien eu pour m’en remettre. Ce que je ne comprenais pas, c’était pourquoi elle représentait tant de choses pour lui. Était-elle la seule personne qu’il appréciait ? N’avait-il pas de parents ? D’autres amis ? C’était impossible qu’une seule personne prenne une place aussi grande, à moins de n’avoir réellement personne d’autre autour de soi. Est-ce qu’il ne persuadait juste pas qu’elle était son tout ? Il devait bien avoir un attachement pour ses autres amis de l’époque, ou pour ses parents, quelque chose qui lui restait pour s’en sortir. Pourquoi ne s’était-il pas rattaché à ces personnes-là ? Comment avait-il pu finir si seul avec personne qui ne soit parvenu à le remonter à la surface ?

« D’accord... »

Comme je m’étais posé trop de questions intérieurement, j’en avais perdu toutes les questions que j’aurais pu lui poser. Mes pensées n’étaient centrées, désormais, plus que sur une seule chose : la relation plus exacte qu’il avait avec cette fille pour qu’il n’est personne d’autre qu’elle. Or, je ne savais pas trop si c’était une question à poser aussi vite.

« D'accord... »

Après ce mot, je m'attendais à ce qu'elle surenchérisse avec une autre question inintéressante à laquelle je serais obligé de répondre. Cependant, ce ne fut pas le cas. Au contraire, elle ne prononça pas un mot. Je ne pouvais pas le nier, c'était surprenant. Moi qui m'attendais à une rafale de questions... Finalement, ça m'arrangeait plutôt bien. Je n'avais pas envie de répondre infiniment à ses milliards de questions, et je n'avais pas envie d'entendre sa voix non plus. Je voulais qu'elle parte, qu'elle s'en aille, qu'elle me laisse tranquille. Ça ne risquait pas d'arriver et pourtant, j'en rêvais. Vivement le moment où elle devra enfin rentrer dans sa chambre. Je me doutais qu'elle ne resterait pas silencieuse pour un trop long moment. Elle n'était pas de ce genre-là. Ou peut-être avait-elle enfin compris qu'elle posait des questions inutiles, et qu'il valait mieux qu'elle n'use plus de sa voix pour sortir de telles bêtises ? Je n'en avais aucune idée, mais ce silence me plaisait bien. Alors qu'elle était debout et que je ne lui proposais pas de s'asseoir – je n'y pensais même pas, je finis par soupirer et par ouvrir un livre. J'avais très sincèrement envie de lui dire de partir et de me laisser tranquille, mais elle ne le ferait pas, c'était certain. Et si je disais ça, ça ne ferait que relancer la conversation et au final, je pourrais pas profiter du silence qui m'était enfin accordé. Comme je lui avais déjà parlé de ce que j'avais à réviser, elle n'avait pas à me poser de questions sur la matière sur laquelle je travaillais. Ou si elle le faisait, c'était qu'elle n'avait pas autre chose à dire, et ce serait piteux de la part d'une personne qui avait toujours beaucoup trop de mots à la bouche. En y pensant, j'avais toujours eu l'impression qu'elle était une personne impulsive qui parlait toujours sans réfléchir. Mais son dernière mot me laisser penser le contraire : elle devait avoir des milliers de questions aux lèvres, cependant, c'était comme si elle refusait d'en sortir une seule. Je me demandais quel type de questions ça pouvait être, alors. Si mes hypothèses étaient justes, et qu'effectivement elle voulait en savoir plus sur ce qu'il m'était arrivé, pourquoi ne voulait-elle pas me poser toutes les questions pour en apprendre plus ? Pourquoi est-ce qu'elle se retenait de parler, de dire quoi que ce soit ? Je ne la comprenais définitivement pas. Ça m'énervait. Tout m'énervait, chez elle. Elle était comme un nuisance, comme un parasite. Et pourtant, elle m'avait donné beaucoup de conseils. Ce qui voulait forcément dire qu'elle ne me voulait pas de mal. Je comprenais bien ses intentions, mais elle s'y prenait mal. Elle devait sûrement avoir pitié de moi, c'était pour ça qu'elle voulait en apprendre plus sur moi. Elle voulait m'aider parce qu'elle avait pitié de moi. C'était tout. Sincèrement, je ne voyais pas d'autres raisons pour quoi elle voudrait m'aider. De même, son intérêt pour moi était absurde. Je préférais être seul et rester dans mon monde plutôt que d'accepter l'aide de quelqu'un venant de l'extérieur. Je préférais rester avec mes amis, quitte à ne jamais guérir. Au fond, la mort d'un proche était comme une maladie incurable. Peu importe à quel point j'essaierai d'en faire abstraction, ou de prendre tous les remèdes pour l'oublier ou vivre avec, au final, elle ne sera jamais totalement guérie, et la cicatrice sera toujours là. C'était donc inutile pour moi de me battre contre elle ; je l'avais déjà compris depuis bien trop longtemps. Sans dire un mot, je continuai à relire les chapitres qu'on avait vu en classe. Je n'étais pas un très bon élève comme un mauvais élève. Je me situais dans la moyenne, et ça m'allait. Je n'étais remarquable en rien, si ce n'était la photographie.

Bien qu’il ne me regardait pas dans les yeux, moi, j’avais un angle qui me permettait de guetter toutes les expressions qui passaient sur son visage. Bien qu’il soit réputé pour être le roi de la neutralité, avec le temps, j’avais fini par mettre un nom sur chacune des mimiques qui passaient de temps en temps sur son visage et j’arrivais à le décrypter mieux qu’avant. Je ne pouvais pas dire que je comprenais toutes ses réactions mais au moins, je n’avais pas l’impression de stagner. Je me retenais de poser beaucoup de questions et de dire beaucoup de choses pour son bien mais le peu que je disais me permettait à chaque fois de trouver une pièce du complexe puzzle brisé qu’il était – et seulement quand j’aurai trouvé toutes les pièces, je pourrai l’aider à se reconstruire. Bien entendu, ça irait bien plus vite s’il me les donnait lui même mais ça ne semblait pas prêt d’arriver, alors je les chercherai toute seule.
Malgré tout, ça m’embêtait de le voir aussi froid. Je voyais bien qu’il ne rêvait que d’une seule chose : que je disparaisse, et même si je ne me blessais pas pour si peu, même si j’étais celle qui provoquait un tel ressentiment, je n’aimais pas vraiment ça. Sans forcément qu’il m’adore, j’aimerais tout-de-même qu’il ne rejette pas entièrement ma présence, qu’il comprenne un peu mieux mes intentions et qu’il ne veuille pas les anéantir. J’avais traîné avec beaucoup de gens qui me rejetaient froidement au début et je n’étais pas du style à abandonner – seulement, il donnait l’impression de réellement me détester. Il ne faisait visiblement pas semblant du tout, je lui inspirais vraiment une haine grandissante et, ça, par contre, j’étais moins habituée. Non mais que je désirais tout laisser tomber et le laisser seul, mais c’était aussi un peu douloureux pour moi, qui avais de bonnes intentions, de me prendre de tels retours. C’était aussi, sans doute, une des raisons qui faisait que je disais rien. Sans lui parler de toutes les choses que j’avais en tête pour lui, j’aurais pu trouver pleins d’autres choses à lui dire, je ne manquais pas de ressources. Seulement, il semblait tellement apprécier quand je la fermais enfin, il avait l’air de vouloir si fort que je la ferme que c’était compliqué de lutter contre ça. Il ne fallait pas seulement de la motivation mais aussi du courage pour réussir à passer outre ça et montrer que ça ne m’atteignait pas, alors que ce n’était pas vrai. J’étais lourde, chiante, gamine mais j’étais humaine et ce genre de choses, bien que je savais qu’il fallait passer par là pour lui montrer qu’il valait mieux pour lui de s’ouvrir aux autres, je ne les aimais pas.  Je soupirai un peu en disant ça.

« C’est mieux quand je me tais, n’est-ce pas ? »

Je souri en disant ça. Ce n’était pas du tout surprenant qu’il me réponde à quel point il était d’accord, il était franc et il ne pouvait pas nier qu’il ne rêvait que de ça : me voir partir. Cependant, je ne voulais pas lui laisser me répondre.

« Moi aussi, je trouvais ça embêtant quand les gens essayaient de me consoler. Qu’est-ce qu’ils savent de ce qui est meilleur pour moi ? Ils ne comprennent même pas ce que je ressens alors comment est-ce qu’ils peuvent oser me faire la morale ? Ils ne seraient sûrement pas mieux s’ils vivaient la même chose que moi. J’aimerais juste qu’ils dégagent tous et me laissent dans mon illusion, parce que je n’ai besoin que de ça. Dans mon illusion, tout allait bien, tu vois. »

Mon sourire s’agrandit tandis que je le fixais toujours, pour guetter ses réactions ou simplement parce que j’étais tellement perdue dans mes pensées, parce que je pensais à voix haute, que j’avais oublié où je regardais.

«  Ou plutôt, rien ne pouvait être pire. »

Au final, le voir dans une telle souffrance, à chaque fois, me faisais retomber dans celle que j’avais vécu. Plus que toutes les autres personnes que j’avais aidé, lui, il semblait être un reflet de ce que j’avais été des années auparavant. Il me rappelait que je n’étais pas toujours allée aussi bien que maintenant et que des gens continuaient à souffrir autant que j’avais souffert. Il me montrait aussi à quel point il avait besoin d’aide, peu importe combien il le niait.

« Tu vois, moi aussi, je suis passée par tout ça. Je suis bien placée pour savoir combien c’est énervant de se faire secouer. Je sais aussi combien c’est dur. Je sais parfaitement tout ça. Et tu vois, pourtant, je te le fais. En sachant combien ça fait mal quand on enfonce le couteau dans la plaie, je te le fais quand même. Parce que je suis mieux placée que toi pour savoir que ça fait très mal d’un coup, mais qu’après ça passe. Qu’en fait, je n’enfonce pas le couteau dans la plaie, mais je la désinfecte, et plus la plaie est profonde, plus ça pique. Et tu sauras que, plus tu bouges, plus ça durera longtemps. Alors que si tu te laisses soigner, ça sera bientôt fini. Ça ira bientôt mieux. »

Je gardai toujours le même sourire confiant mais à l’intérieur de moi, une certaine émotion me pressait le coeur et l’estomac. Bien que je ne l’ai jamais dit à qui que ce soit, je culpabilisais de beaucoup de choses à propos de mes parents et le fait de parler de ce que j’ai traversé quand ils sont morts faisait remonter tout ça. Mon coeur battait douloureusement, oppressé dans ma cage thoracique, tandis que je clignais des yeux pour la première fois depuis quelques minutes. C’est à ce moment là que je me rendis compte que je le regardai toujours, depuis tout à l’heure.

« C'est mieux quand je me tais, n'est-ce pas ? »

Tout à fait. C'était exactement ça. Le silence était beaucoup mieux que d'entendre sa voix. J'avais une terrible envie qu'elle me laisse tranquille, mais pourquoi ne pouvait-elle pas accepter ça ? Pourquoi se sentait-elle toujours obligée de me dire quelque chose ? J'inspirai en vue de lui répondre, mais elle ne m'en laissa pas le temps. Ce qu'elle dit me surprit cependant. Pourquoi est-ce qu'elle savait tout ce qui passait dans ma tête ? Je pensais exactement ça quand j'étais en pleine dépression, et surtout, en deuil. Je voulais que tout le monde me laisse tranquille parce que je me disais qu'ils ne me comprenaient pas et qu'ils ne me comprendraient jamais. Je détestais quand des personnes qui disaient me comprendre essayaient de me relever, et de me dire que ce n'était pas si difficile que ça si j'y mettais du mien. Pourtant, c'était beaucoup plus difficile que ce qu'ils croyaient. Oser faire un pas était difficile. Tellement difficile. Si j'osais m'éloigner de sa mort, j'aurais le cœur lacéré. Je ne pouvais pas l'abandonner. Je n'y arrivais pas. Je ne voulais pas la laisser derrière moi. Je voulais qu'elle soit avec moi, et pour toujours. Tant pis si je devais m'enfermer dans mon passé, au moins, c'était un passé qui ne me faisait pas peur. Car à l'époque, tout allait bien. Elle disait que c'était une illusion. Que surtout, rien ne pouvait être pire. Encore une fois, elle avait raison. Dans cette illusion, au moins, rien ne pouvait être pire. Rien ne pouvait être meilleur comme rien ne pouvait être pire. C'était ce que je recherchais. Les mots de Minah étaient justes. Horriblement justes. Je me mordis la lèvre alors que mon regard était toujours posé sur cette pile de livres. Je ferais mieux de me faire soigner au lieu de bouger dans tous les sens. Je pourrais ainsi être plus facilement soigné de mon deuil. Mais ça me faisait peur. Terriblement peur. C'était comme si l'opération pour me soigner le deuil n'avait que cinquante pour cent de réussite. C'était comme si j'avais des chances d'aller encore moins bien. Une opération avec quatre-vingt-dix-neuf pour cent de réussite me faisait autant peur qu'une opération avec cinquante pour cent de réussite. Du moment que ce n'était pas parfaitement sûr, j'avais peur. J'avais peur de me faire soigner, car qu'est-ce qu'il risquait d'arriver si j'osais refermer cette plaie pour toujours ? Je ne voulais pas d'une vie sans Saehee. Je le savais, c'était impossible. Je devais faire quelque chose pour elle. Je voulais lui rendre hommage, et la seule façon de le faire, c'était de vivre la vie qu'elle avait manqué. Cependant, cette vie était difficile à affronter. J'avais peur de faire un pas sans elle. Sans qu'elle ne soit là pour me rassurer. Sans qu'elle ne soit là pour m'offrir sa bonne humeur. Sans qu'elle ne soit là pour me donner du courage. Qu'est-ce que j'étais sans elle ? J'avais l'impression d'être une coquille vide, sans sa présence. Je savais que je devrais avoir quelque chose encore, dans le cœur. Et c'était ça, j'avais encore des sentiments. Mes parents et mes amis étaient encore là. C'était pourquoi j'étais toujours en vie. Pour rendre hommage à Saehee, mais aussi pour mes proches. Ils ne pouvaient pas vivre sans moi, ils ne devaient pas vivre une seconde mort. Un suicide serait juste égoïste, et je n'étais pas une personne égoïste. Je devais rester en vie pour tout le monde, mais pourquoi est-ce que c'était aussi difficile ? J'avais peur de me faire soigner, et je ne pouvais pas choisir la mort comme option. Mais alors, qu'est-ce que je faisais ? Je restais là, immobile, à ne rien faire. Je ne faisais tout simplement rien. J'étais inactif, et ça m'allait. Cette vie m'allait parfaitement. Minah ne voulait que de mon bien, j'étais au courant, désormais. J'ignorais ce qu'elle avait vécu, mais elle avait dû être passée par là, aussi. Elle le disait elle-même. Avait-elle elle aussi vécu une mort ? Comment avait-elle pu s'en relever ? Comment est-ce qu'elle pouvait sourire tout le temps et croquer la vie à pleines dents sans pleurer derrière ? Je ne comprenais pas. Je ne comprenais définitivement pas. Mon cœur se faisait lourd alors que quelque chose pressait ma gorge. Je n'avais plus envie de parler. Elle avait raison, mais ça faisait peur... Je n'étais qu'un peureux. Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas prendre ce pas ? Je baissai ma tête, dévasté. Je ne dis rien pendant les quelques minutes qui suivirent ses derniers mots, avant d'oser la parole.

« … Qui t'a soigné ? Qu'est-ce qui t'a soigné ? » demandai-je avec une voix faible.

Je croisais mes bras sur la table, enfouissant ma tête à l'intérieur. Je me mordis la lèvre, ayant bien voulu me plonger dans ce noir pour toujours.

« Comment est-ce que tu peux vivre comme ça sans te sentir mal pour eux ? »