Ce soir j’ai décidé de ne plus penser à Jae. Tout ça n’est qu’une perte de temps. Ce mec n’en vaut pas la peine alors pour m’aider à tourner la page, j’ai décidé de sortir boire un verre et ensuite ? On verra bien. Idéalement, j’aimerais ne pas finir ma soirée tout seul. Comme on dit, après être tombé de cheval, il faut tout de suite se remettre en selle alors plutôt que de me morfondre chez moi, autant essayer de m’amuser un peu avec quelqu’un qui saura me faire oublier Jae. En plus ça me changera de ma thèse. Ces derniers temps j’ai l’impression de lui consacrer toute mon énergie et j’ai besoin d’un break.

Le kurss bar est l’endroit idéal pour ça et tout en sirotant ma bière, mes yeux balayent la salle à la recherche de l’inspiration ou d’une envie. C’est à cet instant que mon regard croise le sien. Le contact est immédiat même si je ne saurais pas vraiment dire si je lui ai fait de l’effet ou si c’était mon imagination. Peut-être n’était-ce que le hasard si nos regards se sont croisés de cette manière mais ça, je ne peux pas le savoir avant de l’avoir abordé.

Il y a quelques instants, il était accompagné mais il est désormais seul, alors j’y vais au culot et me plantant devant lui avec deux bières à la main. La mienne et celle que j’ai spécialement commandée pour lui avant de quitter mon tabouret.
« Salut. Je peux t’offrir un verre ? »
Je lui tends la bière tout en lui adressant mon plus beau sourire.
« Si t’aime pas la bière, je peux t’offrir autre chose au bar. »
Je lui indique d’un mouvement de la tête, deux tabourets libres au comptoir. C’est le moment de vérité. Je vais soit me prendre un vent, soit il va accepter ma proposition. Celle de boire la bière que je lui ai apporté ou bien de commander autre chose.
 

Une énième soirée où Hayden traîne Kikunae avec lui. Une énième soirée où Kikunae se retrouve seul à leur table ou au bar, parce qu’il ne veut pas rejoindre son meilleur ami et sa bande sur la piste de danse. Une énième soirée où il va faire semblant une heure ou deux avant d’aller trouver Hayden pour lui dire qu’il rentre. Une énième soirée… Bref. Vous avez compris le tableau. Nae n’est pas dans son élément. Il aime la musique, mais pas cette cacophonie qui s’échappe des baffes de l’établissement donnant un son à la limite du passable. Il n’aime pas non plus tout ce monde. Il préférerait être chez lui, jouer à un jeu quelconque sur sa console. Le loup solitaire qu’il est n’est pas fait pour ce genre de rassemblement. Manque de chance, son meilleur ami est un grand fêtard. Il pourrait lui dire non, il l’a déjà fait, il n’a pas peur de tenir tête à Hayden, mais son meilleur ami sait le convaincre ou parfois il l’entraîne juste avec lui et Kikunae le suit plus par dépit. Accoudé sur une table, seul, le Japonais regarde distraitement autour de lui, sans faire attention aux regards qui pourraient croiser le sien.

Kikunae lève la tête lorsqu’un homme se plante devant lui. Il ne le connaît pas. C’est aussi le propre de ce genre d’endroit, on fait de nouvelle rencontre. Un verre ? Il pose son regard sur la bière que le jeune homme a posé devant lui. Il ne boit pas souvent d’alcool. Ce n’est pas son délire. C’est plus celui d’Hayden. Il ne tient pas l’alcool d’ailleurs. Cependant, en ce moment Kikunae se pose énormément de question… Son rapport aux autres, son rapport au désir… Ou son absence de désir ? C’est ce qu’on appelle l’asexualité il paraît. Ce terme ne lui est pas inconnu. Parfois il s’y identifie, parfois il le déteste parce qu’il se sent différent, pas comme ce que la société de lui… Ne pas ressentir d’attirance, c’est bizarre, non ? Nae n’est pas bête, il sait qu’ici on n’offre pas un verre à un inconnu pour le plaisir de se faire un ami.

- De la bière c’est très bien, il répond avec un demi-sourire.

Les sourires ce n’est pas son truc non plus. Kikunae n’est pas très expressif, il est renfermé, introverti. Pas timide, mais assez solitaire. Son moyen d’expression c’est la musique. Le Japonais se lève pour suivre l’inconnu au bar, il ne lui a même pas demandé son prénom… Il préfère le laisser faire la conversation et poser les questions en premier, Nae aurait peur de ne pas assez bien mettre les formes. Kikunae ne sait même pas vraiment pourquoi il a accepté. Il a fait ça sur un coup de tête, peut-être parce qu’il se cherche encore, parce qu’il ne sait pas, parce qu’il a peur…

- Au fait, je m’appelle Kikunae, et toi ?

Au moins il ne sera plus vraiment un inconnu s’il connaît son prénom. Enfin, si toujours… Un prénom ne veut pas dire grand-chose.
 

Il semble surpris par mon invitation mais ne me repousse pas au contraire, la bière semble lui convenir et ce demi-sourire qui se dessine sur ses lèvres, n’est-ce pas le signe d’une timidité ? Il n’a peut-être pas l’habitude d’être abordé de cette manière par un mec et j’avais 50% de chance d’être jeté. Le fait qu’il ne l’ait pas encore fait m’indique qu’il est ouvert à la discussion et peut-être au flirte avec un compatriote du même sexe. J’ai peut-être fait une bonne pioche ce soir. Qui sait ? On verra si sa timidité s’estompe après quelques verres. Pour le moment, elle ne me déplait pas, au contraire.

Il m’accompagne jusqu’au comptoir, là où j’étais assis un peu plus tôt. On se hisse sur les tabourets et mon sourire s’agrandit quand il se présente avant de me demander mon prénom.
« Moi c’est Renji et je crois qu’on a déjà un point commun, non ? T’es japonais toi aussi, non ? »
Son prénom sonne comme tel et il y a chez lui bien plus de japonais que de coréen. Est-ce qu’il parle la langue ? Est-ce qu’il est également un expatrié comme moi ou bien est-il né ici ? Autant de questions qui se bousculent dans mon esprit mais je décide d’y aller en douceur. Attendant déjà qu’il réponde à ma première question. Ensuite, j’aurais tout le loisir d’apprendre à le connaitre mais aussi d’entamer une approche plus physique. En espérant que ça ne le fasse pas fuir.

 

 Nae essaie de faire taire cette petite voix dans sa tête. Celle qui lui dit qu’il va faire une bêtise… Il pense aux paroles de Seung Hwan, comme quoi tout le monde n’est pas attiré par les autres, physiquement et sexuellement, précisons. Certains ne ressentent pas cette attirance, ils sont asexuels. Kikunae en avait déjà vaguement entendu parler, est-ce qu’il ferait partie de cette communauté ? Est-ce que cela veut dire qu’il a un problème ? Que quelque chose ne va pas avec lui ? D’après Seung Hwan, non, il n’y a rien qui ne tourne pas rond chez Kikunae, il est juste comme ça. Comme certains sont attirés par les hommes, les femmes ou les deux. C’est une conversation qui a beaucoup travaillé Nae dernièrement. Comment il peut savoir qu’il n’aime pas ça s’il n’a jamais essayé ? Si seulement c’était aussi simple. Il le sait, tout bêtement parce qu’il n’a pas de désir pour qui que ce soit. En même temps, ça lui fait peur… Il n’a jamais été romantique, ni porté sur les relations amoureuses. Ça ne l’intéresse pas. Est-ce que ça aussi, c’est être asexuel ? Et s’il essayait, rien qu’une fois, il serait fixé, non ? Si seulement il savait que c’est bien plus compliqué que cela. Pourtant il a décidé de suivre ce type qui est venu lui proposer un verre… Le fait que ce soit un homme qui l’aborde ne le fait pas plus réagir. Sa mère n’aurait probablement pas été du même avis, mais cela tombe bien, il a quitté le Japon pour s’éloigner d’elle et il peut bien faire ce qu’il veut. Hayden serait bien amusé s’il le voyait… Kikunae se rebelle rarement, du moins, il ne le fait pas de vive-voix.

Le tabouret est un peu haut. Nae ne touche même plus le sol du haut de ses 1m58. Les galères quand on est petit… Pour le moment, Kikunae est calme. Il prend la bière qu’on lui offre et remercie le jeune homme. Il boit directement deux gorgées. Il ne veut pas se jeter dessus comme un mort de soif, surtout qu’habituellement, il fuit l’alcool plus qu’il n’en consomme, mais si ce soir il veut repousser ses limites, il va lui falloir quelque verre. Renji… Ce prénom sonne immédiatement comme un prénom japonais dans son esprit et apparemment, il ne s’est pas trompé.


- Oui, il répond d’abord en coréen par réflexe, puis il reprend. On peut parler en japonais alors ?

Il adore rencontrer des compatriotes. Il adore la Corée du sud et la langue coréenne, ici il se sent plus libre depuis qu’il s’est éloigné de ses parents, mais c’est fatiguant de toujours devoir réfléchir à ses mots, à la structure de sa phrase avant de parler. C’est épuisant de façon générale de devoir s’exprimer tout le temps dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle, il a beau être à Séoul depuis près d’un an, pouvoir parler japonais lui fait toujours un bien fou.

- Tu es à Séoul depuis longtemps ? il demande alors, curieux malgré lui.

Kikunae n’est pas le plus grand des bavards. Il pourrait laisser Renji faire une grande partie de la conversation seul, en répondant simplement à ses questions, mais ce simple détail de nationalité partagée a titillé sa curiosité.
 

J’acquiesce d’un mouvement de la tête lorsqu’il me demande si nous pouvons parler japonais. C’est ma langue maternelle même si j’ai grandi ici, alors toute occasion de la pratiquer est bonne à prendre. J’espère juste ne pas être trop rouillé car je n’ai pas vraiment l’occasion de la pratiquer sauf avec ma mère mais j’imagine que ce n’est pas quelque chose qu’on oublie.

Quand il me demande si je suis à Séoul depuis longtemps, j’acquiesce à nouveau d’un mouvement de la tête avant d’ajouter en japonais puisque nous avons décidé de converser dans notre langue maternelle :
« Oui. En fait je suis né en Corée du Sud même si je suis de nationalité japonaise. »
Ça y est, je vais commencer à raconter ma vie et une fois lancé, il est souvent difficile de m’arrêter.
« En fait ma mère est professeur de japonais. Elle est venue travailler en Corée du Sud et n’est jamais vraiment rentrée au Japon. Enfin, on y va régulièrement en vacances mais quand on y réfléchit bien, la Corée du Sud est finalement plus mon pays que le Japon. »
J’ai du mal à retenir un rire. L’histoire de ma vie est très compliquée mais je crois avoir bien résumé la chose. Il est inutile de trop rentrer dans les détails.
« Et toi ? Tu es ici depuis longtemps ? Pour les études ou le travail ? »


 

 Kikunae comprend très bien le coréen, il est à Séoul depuis plus d’un an. Il le parle sans trop de problème aussi, même si par moment le vocabulaire lui manque. Cependant, s’exprimer dans sa langue maternelle a quelque chose de rassurant pour lui, il a l’impression d’enfin pouvoir vraiment lâcher prise. Les seules occasions qu’il a, dernièrement, de parler japonais, c’est au téléphone avec ses parents. Sa mère principalement, mais ce n’est pas comme si les avoir au téléphone l’enchantait, alors il l’évite au maximum. Il n’est pas mécontent d’avoir croisé la route de Reiji au moins pour ça.

- Oh, d’accord. C’est pour ça que ton coréen est bien meilleur que le miens, il répond avec un léger sourire.

Pour poursuivre la conversation, il aurait pu parler de lui, dire qu’il est arrivé à Séoul il y un peu plus d’un an, mais Nae n’a pas souvent se réflexe. Il faut lui poser des questions pour espérer lui arracher quelques informations le concernant, et encore, selon l’information en question, l’opération peut être plus ou moins difficile. Heureusement, Renji fait très bien la conversation, pour le plus grand plaisir de Nae. Dans un groupe, il est toujours celui qui reste silencieux et qui observe. Souvent c’est Hayden qui le fait sortir de sa bulle. Habituellement, il n’aime pas écouter quelqu’un qu’il ne connaît pas lui déblatérer sa vie, qu’est-ce qui l’en a à faire, mais ce soir, il reste attentif. Sur toutes les personnes présentent dans ce bar, il a croisé quelqu’un qui a les mêmes origines que lui. Malgré ses airs d’ours bougons introvertis, il n’en faut pas grand-chose pour avoir les faveurs de Nae, après il faut qu’il décide d’y mettre de la bonne volonté ou non, ça c’est une autre histoire.

- Tu es originaire de quelle région du Japon ?

Il préfère continuer de lui poser des questions sur lui. Moins Kikunae parle de lui-même, mieux il se porte, mais Renji n’a pas l’air décidé à ce que la conversation soit uniquement tournée vers lui. Sa question fait sortir Nae de ses pensées. Il boit une gorgée de bière comme s’il devait se donner du courage et aussi parce qu’il n’est bavard, alors il se précipite rarement pour prendre la parole.

- Depuis un plus d’un an, un an et demi je dirais. Je suis en dernière année de master « art du spectacle », en musique. Je joue du violon.

Et du piano, mais ça, il n’aime pas le mettre en avant. Sa mère l’a poussé à ne pas porter cet instrument dans son cœur. Il en joue toujours, de temps en temps, mais… C’est compliqué. Il ne veut pas penser à sa famille maintenant. S’il est venu en Corée du sud, c’est bien pour mettre de la distance entre ses parents et lui.

- Je suis né à Tôkyô, pas très original.

Un léger sourire étire le coin de ses lèvres et il reprend une ou deux gorgées de bière.

- Tu es étudiant aussi ? Ou tu travailles ?

Techniquement, Kikunae travaille aussi un peu, il donne des cours particuliers de musique et de japonais. Il ne voulait plus dépendre de ses parents financièrement. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec sa mère, son père, lui… De toute façon, il est toujours absent.

- Tu viens souvent ici ?
 

Bien qu’il ait l’air timide et réservé, on dirait que le courant passe suffisamment bien entre nous pour que nous puissions entretenir une conversation. D’ailleurs il n’hésite pas à me questionner et je lui réponds avec plaisir :
« Ma mère est d’Osaka mais comme j’ai grandi en Corée, je n’ai pas l’accent du Kansai. Et toi ? Tu dois absolument me dire de quel coin tu es. »
Pourquoi ? Je ne sais pas. Ça me donnera l’impression qu’on se rapproche. Je visualiserais mieux son chez lui. Après tout, on est du même pays, même si dans les faits, je trouve que la Corée est bien plus chez moi que le Japon. Mais j’y ai grandi, c’est pour ça.

Quand il m’apprend ce qu’il étudie, je ne peux pas m’empêcher de trouver ça cool.
« Un musicien ? Il parait que le violon ça fait craquer les filles. Je trouve ça cool. Perso j’ai deux mains gauches pour la musique même si à une époque je m’étais essayé à la guitare. Il faudra que tu me fasses écouter ce que tu fais. »
Je bois une longue gorgée de bière, tout en me disant que ça me change de boire un verre avec un mec ordinaire. Un gars qui n’a rien à voir avec ce sale junkie de Jae. Ce petit tête-à-tête improvisé est tout ce dont j’avais besoin. En plus Kikunae a l’air d’être un très gentil garçon. Pas le genre à être un bourreau des cœurs ou à se moquer des sentiments des autres. Le gars parfait avec qui passer une agréable soirée pour se changer les idées, même si j’ignore encore si les gars l’intéressent.

Il m’apprend ensuite qu’il est de Tokyo. Parfait ! On est pas du tout du même coin. On pourrait se faire découvrir des trucs.
« Je n’ai visité Tokyo qu’une fois et ça n’a duré qu’un week-end. C’est trop peu pour se faire une idée du coin. »
Cette ville est tellement immense et ça me plairait bien d’y retourner. Peut-être pas tout de suite. J’ai pris pas mal de retard avec l’écriture de ma thèse. D’ailleurs le sujet s’oriente justement sur ce que je fais :
« Je suis étudiant. Je suis en doctorat d’histoire. Prochainement je commencerais à donner des cours. Je le fais plus pour prendre de l’expérience que par nécessité. »
Je n’ai pas besoin de travailler. Mon géniteur roule sur l’or et n’hésite pas à compenser son absence par son argent.
« Du coup on se reverra sur le campus, maintenant qu’on sait de quel côté se trouver. Et sincèrement, j’aimerais beaucoup te revoir dans un autre contexte. »
C’est le moment de lui fais un peu de rentre dedans et voir s’il va y être réceptif ou pas.
« Déjà, je veux t’entendre jouer ! C’est non négociable. »
Je lui donne alors un gentil coup d’épaule, initiant ainsi un premier contact physique pour tâter le terrain.
« Mais pour répondre à ta dernière question, oui je viens ici quelque fois. Et toi ? Tu reviendrais boire un verre avec moi ici ? »

 Kikunae ne saurait pas dire si cela vient de l’alcool qu’il a bu ou du fait que le jeune homme en face de lui soit aussi japonais, mais il est moins fermé à la conversation. C’est certainement un mélange des deux. Nae est toujours plus avenant, même s’il reste fidèle à lui-même, quand la personne en face de lui parle sa langue maternelle. Il a quitté son pays pour s’éloigner de ses parents, mais cela ne veut pas dire que la capitale et son effervescence ne lui manquent pas. Il n’a pas non plus beaucoup d’occasion de parler japonais en dehors des appels sporadiques avec ses parents ou des cours particuliers qu’il donne.

- Je viens de Tôkyô, la capitale, ce n’est pas très exotique. J’ai grandi dans le quartier d’Ueno plus exactement.

Maintenant qu’il y fait attention, c’est vrai que Renji n’a pas cet accent propre aux locuteurs japonais qui viennent du Kansai. Cette constatation lui tire un léger sourire. Puis, il hausse les épaules. Est-ce que le violon ça plaît aux filles ? Possible. Dans les films américains les musiciens sont toujours parmi les élèves les plus populaires du campus. Kikunae n’a jamais fais cela pour plaire aux filles et il n’a jamais essayé de leur plaire avec cet argument non plus. Il n’a jamais cherché à leur plaire tout court. Il n’est pas spécialement à l’aise avec ce sujet de toute façon. Son orientation sexuelle est source de tracas pour le Japonais dernièrement. Parfois il assume totalement, parfois il se sent anormal… Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez lui pour ne pas ressentir d’attirance physique ? Il n’a pas envie d’y réfléchir ce soir… Peut-être qu’il devrait essayer une fois pour voir… Pour essayer de bloquer ses pensées, il reprend une bonne gorgée de bière. Ce n’est même pas bon, il ne comprend pas non plus comment on peut aimer s’enivrer d’alcool avec le goût que ça a.

- Pourquoi pas.

Il répond sans réfléchir. Habituellement, Kikunae est plus pudique quand il s’agit de musique, surtout si cela touche à ses quelques compositions. Il n’est pas timide. Après tout, il veut intégrer un orchestre plus tard et a l’ambition de devenir premier violon. Il a confiance en ses capacités. La musique est juste un moyen de s’exprimer et de se dévoiler plus profondément, d’où sa pudeur concernant certains morceaux.

- Il y a du monde… Mais on ne s’ennuie jamais. Je crois que je pourrais résumer la capitale comme ça. C’est sûr qu’il y a beaucoup trop de choses à voir pour qu’un séjour aussi court suffise.

La ville de Tôkyô est aussi riche de culture et de lieux passionnant à découvrir. Il y en a pour tous les goûts et il est impossible de ne pas savoir quoi y faire. Il soupire un peu. Sa ville natale lui manque… Une bonne raison pour prendre une autre gorgée de bière. Il a presque terminé son verre et comme ce n’est pas le premier, l’alcool lui monte à la tête.

- Tu vas donner des cours ? J’admire ta patience, je serais incapable de rester patient face à certains étudiants.

Certes, il donne des cours particuliers de japonais et de violon, mais il n’a, premièrement, qu’un élève à gérer à chaque fois et ils viennent avec une réelle motivation, ils viennent le trouver parce qu’ils le veulent. Ce n’est pas toujours le cas des étudiants à l’université. Certains sont là par dépit. Le revoir ? Kikunae tique un peu sans le montrer. Ce type est en train de le draguer ou c’est l’alcool qui l’empêche de réfléchir correctement.

- Peut-être qu’on se croisera dans les couloirs…

Il ne peut pas lui promettre de le revoir. Renji a eu la malchance de croiser la route d’un Kikunae passablement ivre. S’il savait que sobre ce n’est pas du tout la même chose et qu’il risque de regretter ses paroles le lendemain… Pourtant il est sympathique… Et il sent bon. Le Japonais ferme les yeux une seconde. Il ne pense plus aux questions qui obsessivement dernièrement, mais voilà que maintenant il ne peut pas s’empêcher de s’arrêter sur certains détails concernant son interlocuteur : il sent bon, il a de belles lèvres… Et il aime bien ses cheveux à moitié long, ça lui va bien.

- Tu n’auras qu’à venir de temps en temps du côté de la salle de musique de l’université, si tu as de la chance tu pourras me voir jouer.

Un sourire étire ses lèvres. Il ne fait même pas exprès de flirter… Un rire un peu plus franc lui échappe quand Renji lui donne un coup d’épaule. C’est l’alcool, il ne peut pas s’empêcher de penser. Il ne fait rien pour mettre de la distance entre eux pour autant.

- Je ne viens pas souvent… C’est mon meilleur ami qui aime bien traîner ici et qui s’arrange toujours pour me traîner avec lui, pour ensuite me lâcher.

Kikunae fait la moue avant de poursuivre :

- S’ils servent autre chose que de la bière… Pourquoi pas. Ce n’est pas ce que je préfère finalement.

Oups, l’alcool le rend un poil trop spontané et honnête.
 

Il ne semble pas opposé à l’idée de me faire écouter sa musique. Ce n’est pas non plus un oui enthousiaste mais au moins, il me laisse une ouverture. Dans un sens, ça pique encore plus ma curiosité. Ça fait longtemps que je n’avais pas entretenu de relation normale avec quelqu’un. On ne peut pas dire qu’avec Jae ça soit possible et ces derniers mois, il m’a vraiment obsédé. Pour autant, suis-je prêt à tourner la page ? Je l’ignore mais m’intéresser à Kikunae est un bon début. Il a tout du gentil garçon, clairement l’inverse de Jae.

Quand on évoque mon futur de prof, je souris à son commentaire et je me retiens de lui dire que ça sera certainement plus facile que de gérer un petit-ami junkie. Non, vraiment, il ne faut pas que je commence à parler de Jae, sinon je risque de tout gâcher.
« Donner des cours est un passage obligé pour un historien. J’avoue que je préfère faire de la recherche et écrire des articles scientifiques mais je vais devoir donner un minimum de cours et ça commence dès maintenant. »
Fort heureusement, les étudiants sont quand même plus disciplinés que les lycéens ou les collégiens, c’est déjà ça de gagner, même si les premières années d’histoire peuvent être infernales mais ça je verrais bien le moment venu et j’aurais toujours matière à mes plaindre auprès de mes collègues.

Si au début je le sentais réticent à ce que nous puissions nous revoir au campus, petit à petit, Kikunae se montre plus ouvert, me suggérant où et comment je pourrais l’entendre jouer et donc nous revoir. L’idée me fait sourire car ça n’engage pour le moment à rien.
« Je ferais ça alors, je viendrais trainer du côté des salles de musique. »
Et peut-être guidé par un sms de sa part, je pourrais trouver le bon moment pour une rencontre pas tout à fait fortuite ? Qui sait ? En tout cas je note dans un coin de ma tête, les informations suivantes. Quand il me parle de son meilleur mais aussi de la bière qui n’a pas l’air d’être son truc.
« Ils font de bon cocktail. On peut en prendre un maintenant ou la prochaine fois si tu préfères. »
Je le sens plus réceptif à mon flirte, plus que tout à l’heure mais je me trompe peut-être ? Alors pour en être sûr, je m’accoude au comptoir et le regarde longuement avant de lui dire :
« J’ai envie de t’embrasser. Tu me laisserais le faire ? Ou tu préfères qu’on le fasse dans un endroit où personne ne nous verra ? »
Parce qu’il n’a peut-être pas envie de s’exposer alors je lui laisse le choix, même si parmi ceux que j’énonce, il n’existe pas la réponse : je ne veux pas t’embrasser. A ce stade, je ne le conçois pas. D’ailleurs un rien suffirait pour que je me penche et cueille ses lèvres.

Sobre, Nae aurait probablement refusé. Il veut intégrer un orchestre et devenir premier violon, donc jouer en public. Il ne craint pas l’éventualité de se produire devant une audience. Toutefois, il ne connaît pas Renji plus que cela et sobre, il n’aurait pas spécialement souhaité le revoir. Heureusement qu’il ne s’attarde pas sur le sujet, Kikunae aurait pu changer d’avis. Il se surprend à penser que Renji a l’air sympathique. Certes, il ne le connaît pas, ils discutent depuis trop peu de temps, mais l’image que le jeune homme lui renvoie donne cette impression. Ou peut-être que c’est encore l’alcool qui parle, émoussant sa perception. Nae admire sa patience de vouloir se confronter à des étudiants en tout cas.

Une chose est sûre, l’alcool le rend plus sociable. D’où lui vient cette idée de revoir Renji en salle de musique ? Kikunae, sobre, va définitivement le regretter, s’il le croise à nouveau. Nae ivre n’est visiblement toujours pas du genre à proposer directement un rencard à quelqu’un. Il aurait pu suggérer à Renji de venir le voir en salle de musique en arrangeant les choses pour qu’ils se croisent réellement, mais non. Il reste vague.

Des cocktails ? Encore de l’alcool ? Est-ce réellement une bonne idée… Probablement pas. Nae n’aime pas spécialement cela , il s’arrange toujours pour éviter Hayden et sa manie remplir son verre chaque foi qu’il se vide.

- C’est lequel ton préféré ?

Ce n’est ni un oui, ni un non. Il laisse Renji l’interpréter comme il le voudra. Y aura-t-il une prochaine fois ? En acceptant sa proposition maintenant, Nae se sent moins obligé de laisser penser au jeune homme que ce sera le cas.

Kikunae baisse son regard sur les lèvres de Renji. Sa franchise le prend de court. Il a un instant d’hésitation. Il a beau avoir bu, il ne peut pas fuir la réalité : il n’a jamais embrassé personne en vingt-deux ans d’existence. Il n’en a jamais ressenti l’envie. Il n’a jamais eu personne dans sa vie non plus, que ce soit pour une relation sérieuse ou une passade. Se l’imaginer le laisse de marbre, mais l’alcool le rend curieux… On lui a déjà dit qu’il ne pouvait pas savoir avant d’essayer. C’est idiot comme remarque. Surtout que c’est typiquement le genre de remarque que l’on fait seulement dans certains cas précis… Kikunae n’a plus toutes ses capacités de réflexion. L’alcool l’embrouille. C’est peut-être vrai après tout, s’il n’essaie pas, il ne saura jamais. Sobre, il aurait maintenu que c’est complètement con comme réflexion. Sauf qu’il ne l’est plus… Dans un endroit plus discret ? Est-ce que Renji l’invite à rentrer avec lui ? Nae est ivre, mais il n’est pas bête et malgré son manque d’expérience, il n’est pas innocent non plus. Il a un meilleur ami qui était porté sur les relations ponctuelles. Il l’a déjà vu rentrer au bras d’une jeune fille rencontrée en soirée. De façon général, l’innocence ne fait pas partie de son trait de caractère. Il sait ce qu’il peut se passer avec un homme ou une femme rencontré.e un soir, quand on veut juste s’amuser. Ce qui n’a jamais été le cas pour lui. Pour appeler un chat, un chat et parce que Nae déteste tourner autour du pot : il est encore vierge. Les relations charnelles ne l’ont jamais attiré non plus. Il n’est pas tactile. Il n’a jamais été attiré de cette façon par qui que ce soit. Renji est beau garçon, mais est-ce qu’il l’attire de cette façon ? L’alcool lui embrouille l’esprit. Kikunae n’est peut-être pas attiré physiquement, mais sur le moment, il est curieux. L’alcool le rend curieux. L’alcool lui renvoie en pleine figure cette pression de la société selon laquelle il serait marginal et anormal, pour ne pas ressentir d’attirance sentimentale ou physique. S’il essaie, peut-être que… Le Japonais fronce les sourcils, ses pensées partent dans tous les sens et Renji va finir par le trouver bizarre s’il reste silencieux.

- Tu peux m’embrasser, il déclare pour couper court à ses hésitations, mais ne tarde pas trop sinon je vais changer d'avis, se surprend-t-il à penser. Mais pas ici… On peut aller… Ailleurs.

Nae est encore hésitant. Il a bu, mais pas suffisamment pour une inhibition totale. Il pourrait fuir et planter Renji à tout moment. Cela dit, il lui laisse bel et bien une ouverture.