La Sicile, définitivement, n’a rien à voir avec la Corée. La France non plus, remarquez. Je crois que c’est pour ça que je me sentirai toujours comme une étrangère, ici, et qu’il est hors de question pour moi de demander la nationalité coréenne. Je sais qu’il faut tenter de s’adapter au mieux, de s’intégrer, d’aimer son pays d’accueil, mais l’apprentissage de la langue et des moeurs, même pour une surdouée dans mon genre, s’est révélé plutôt démoralisant. Je crois que ma terre natale me manque. Et ma mère, aussi. Bien entendu, on savait tous, dans la famille, les risques qu’on courait. On savait qu’un jour ou l’autre, l’un d’entre nous allait tout prendre pour les conneries de mon père, son métier, qu’il allait falloir dire adieu, et on cherchait tous à s’y préparer. Ca aurait pu être moi, ou Renzo. Mais c’est tombé sur maman. Le pire, c’est que si c’était à refaire, je crois qu’on ne changerait rien : le trafic de drogue a toujours fait vivre ma famille, d’aussi loin que je me souvienne. C’est quelque chose qui se transmet de générations en générations et c’est ce pour quoi on m’a élevée : devenir l’héritière du business familial, garder la tête haute et le sang froid, prospérer sans garder trop de scrupules. C’est ce pour quoi on a recruté Renzo, aussi (ou plutôt « adopté ») : au cas où, pour pallier à un éventuel manque de capacités de ma part, chose qui n’est, bien heureusement, toujours pas à prévoir. L’arrivée de Renzo, mon frangin d’adoption, à été un évènement tout aussi marquant que l’assassinat de maman (qui ne devait survenir que bien des années plus tard). Je ne sais pas réellement si je l’ai vu d’un bon oeil ou d’un mauvais oeil : il débarquait pour me concurrencer sur l’héritage qui me revenait de droit, malgré ses yeux bridés et son patronyme totalement à l’ouest. On l’a bien vite remanié à notre sauce, heureusement : mon père l’a doté du nom de famille le plus lourd mais le plus beau à porter qui soit, Armani, et j’ai imposé de force le prénom qui allait régir sa nouvelle vie : Renzo. La ressemblance manifeste avec mon propre nom, Reeva, n’a jamais été fortuite, je m’en rends compte aujourd’hui. A l’époque, toutefois, je pense que ça ne devait être qu’une manifestation inconsciente de ma part : la volonté de faire de lui mon frère, le vrai, d’idéaux comme de sang, de l’attacher à moi pour tout jamais en tant que frangin. C’était important, vraiment, plus que ça n’en a l’air. Parce que s’il y a une chose dont je me souviens, c’est que mômes, on était plus amoureux que fratrie.


C’est comme ça qu’on a grandi. Sans réellement savoir où on en était, mais rassurés sur le plan professionnel : aussi surdoués l’un que l’autre, sur qu’on aurait un bel avenir dans les rangs du crime et qu’on ne se laisserait pas avoir par le premier venu. Malheureusement, là aussi, les choses se sont compliqués. Elle s’appelle Jin Ah et elle est coréenne, douce et tendre : le genre de femme qui pouvait rendre mon père totalement sous le charme, jusqu’à le faire changer de pays par amour, abandonner ses racines pour reconstruire une vie ailleurs, meilleure. Suffisamment amoureux transi pour reprendre goût à la vie après le sauvage assassinat de sa première femme, qui n’aura laissé qu’une gamine copie conforme en guise de traces, moi-même. Ce jour-là, le jour de notre départ, j’ai compris que j’étais certainement la plus secouée par toute cette histoire : la famille Armani faisait ses bagages et partait refaire sa vie ailleurs, et moi je suivais la mort dans l’âme, avec l’impression d’être laissée derrière, oubliant un petit morceau de mon intérieur sur la terre desséchée de ma Sicile natale. C’est dans les bras de Renzo que j’ai pleuré, pour la toute première fois ; et mes larmes avaient un goût amer, salé et désespéré qui n’a toujours pas quitté le bout de ma langue malgré les années passées.


La Corée n'a pas été une si mauvaise destination, au final. Avec les années, et l'université, elle est tombée amoureuse du pays, de la langue, des rencontres. Pourtant, les temps ont été durs quand-même, surtout à cause de l'assassinat de sa soeur. Bien sur, la sicilienne n'est pas dupe : elle sait bien que ce décès est en partie de sa faute. Elle aurait du suivre les conseils de son père et arrêter de vouloir fricoter avec la mafia, arrêter de prendre des risques inconsidérés, parce qu'il savait, il savait qu'il y a des routes desquelles on ne revient pas. Pas comme on le voudrait, en tout cas. Les retombées ont été immenses, bien plus que ce qu'elle aurait pu imaginer.

Alors Reeva, malgré sa place de présidente chez les Gumiho et l'aide de sa frat, Reeva, oui, elle a craqué. Elle qu'on disait d'acier trempé, elle qu'on disait solide. Alors que le deuil s'éternisait à sa porte et que les tensions familiales comme professionnelles refusaient de disparaitre, elle est montée dans sa voiture et n'a pas freiné en arrivant devant un mur. Elle en a blessé, des gens, lorsqu'elle a décidé qu'elle ne voulait plus vivre. Elle a laissé des amis tristes à en pleurer, des coeurs brisés à se fendre. Une part d'elle se disait que ce n'était pas une mauvaise chose, après tout, qu'ils n'avaient qu'à vivre ce qu'elle même avait été forcée d'essuyer. Une part d'elle avait encore la haine, parce qu'elle ne s'était pas encore pardonné le départ d'une petite soeur qu'elle aurait du chérir plus amplement lorsqu'elle en avait encore le temps.

Elle a choisi de se faire passer pour morte, pour échapper à tout. A la terrible culpabilité, d'abord. Puis aux ravisseurs de sa soeur, toujours à ses trousses. Et enfin elle-même, toute entière. Reeva est morte et Freya n'en est pas mécontente. Peut-être pourra t-elle, enfin, prétendre à une vie moins sombre, plus épanouissante. Peut-être pourra t-elle arrêter de déconner et sourire comme chacun devrait pouvoir sourire.


Elle a la main de Nina dans la sienne et elle la serre fort tandis qu'elle remet les pieds à la Yonsei pour la première depuis l'accident. De nombreuses choses ont changé : plus personne ne la reconnait, déjà, et elle est forcée de regarder ses anciens amis passer devant elle sans qu'ils ne viennent la voir. In Ha, Chung Su. Ils ne savent pas, ils pensent Reeva morte et elle se fait la promesse de tous les récupérer, un à un.
Renzo s'est fait la malle, est parti en Corée du nord pour essayer de retrouver sa véritable famille. Elle s'efforcera de tirer un trait sur lui, elle trouvera quelqu'un d'autre, il le faudra.
Rivael est toujours dans sa tombe mais la douleur est moins vive, moins insoutenable.
Elle a ses études, réduites depuis qu'elle a abandonné son double cursus. Elle a son boulot de barman, et toutes ses petites choses que la vie peut encore lui offrir.
Elle a abandonné les renards entre de bonnes mains, et distingue au loin un groupe de scorpions. Ils seront sa nouvelle famille, peut-être, surement.
Et toujours Nina et son sourire rassurant.