Seong Hee, c'est toute une histoire, l'une des personnes les plus difficiles à cerner depuis la création de l'humanité et l'invention de l'idiotie du cerveau humain. A première vue, si l'on se concentre sur son regard tantôt n'hésitant pas à se fixer longuement sur un point précis, comme si elle y mettait toute sa rage, tantôt dans la vague, comme si ce qui se passait autour d'elle n'avait aucune importance, on la classerait directement dans la catégorie de ces filles de riches, un peu snobs et très jolies, se contentant de détester les petits gens et de s'aimer énormément. Car, avec son physique un peu aristocrate, conforme en tous points en l'idéal féminin coréen, il est très facile de se laisser berner par cette idée. Pourtant, il suffit de lui parler ne serait-ce qu'une seule fois, pour observer son regard changer de froid à rieur, avec une pointe d'innocence et d'angélisme, pour mettre une croix dessus et piétiner tous ces préjugés. Comme quoi il ne faut jamais se fier, à la première impression. Enfin, presque jamais.

En réalité, Seong Hee, c'est la fille un peu cruche à qui tu peux raconter n'importe quoi. Elle a d'ailleurs tendance à croire tout ce qu'on lui dit, quitte à penser qu'il y a du crocodile dans le couscous, jusqu'à ce qu'on lui avoue la réalité. Elle n'en est pas moins intelligente, cependant on a tendance à penser que son arrivée dans l'université ne fut due qu'à quelques coups de téléphone. Évidemment, avec sa façon un peu hautaine de regarder ceux qu'elle ne connaît pas, habitude dont elle n'arrive pas à se défaire, il est facile de se laisser aller à cette idée. Autant croire le moins compliqué. Pourtant rien n'est plus faux, peut-être qu'on ne s'en doute pas sur le coup, mais ses neurones travaillent, et pas qu'un peu. Bien sûr, elle n'en est pas pour autant l'élève parfaite, assez jolie pour être regardée en douce par les professeurs pervers, et assez intelligente pour être appréciée des professeurs féminins. Au contraire, car la jeune fille fait partie de ces personnes paresseuses qui sont trop pantouflardes pour sortir de sous leur couette pour faire leurs devoirs. On ne peut pas dire qu'elle n'en ai pas pourtant.

Seong Hee, c'est aussi une fille créative et rêveuse, qui se laisse facilement emporter par ses sentiments et qui n'aime jamais qu'à moitié. Elle voit toujours le verre à moitié plein et n'hésite pas à profiter de la vie, même si elle n'en a pas toujours l'occasion. Car la vie ne lui a jamais fait de cadeau, mais l'avantage d'être inconsciente, c'est qu'on va toujours de l'avant, et c'est ce que la jeune fille fait depuis toujours. Pour elle, le passé est le passé, et elle n'a pas besoin d'y repenser. C'est la raison pour laquelle elle n'a jamais parlé à qui que ce soit de ses problèmes, préférant les laisser dans un tiroir fermé à double tour, au fin fond de son esprit. De cette façon, elle a toujours facilement réussi à se faire des amis. Qui pourrait résister à ce grand enfant, toujours le sourire aux lèvres et les bonnes paroles pour faire rire à la bouche ? Bien sûr, il n'est pas toujours des plus agréables de discuter avec elle, car elle ne possède pas un soupçon de tact. Elle a une terrible tendance à blesser sans s'en rendre compte, par exemple en confirmant les paroles d'une personne disant du mal d'elle-même, lui donnant parfois une image de peste, trop contente des cadeaux que la nature lui a faite pour daigner consoler ceux n'ayant pas eu la même chance.

Parce que la jeune fille, malgré toute sa sympathie, a bien un défaut : se croire au-dessus de tout le monde. Sans même s'en rendre compte, sa vanité insoupçonnée peut blesser, car elle ne semble toujours pas comprendre qu'elle n'est pas la meilleure, même si on le lui a souvent dit. Les compliments l'ont montée trop haut sur son nuage, si bien qu'elle aime à regarder de haut, même si en réalité elle n'est pas bien méchante, et ne se rend même pas compte du mal qu'elle peut faire, et même qu'elle peut penser. Mais enfin, c'est Seong Hee, cette fille jolie mais naïve, un peu cruche, un peu narcissique sans le savoir, toujours souriante, n'ayant aucune autorité et trop paresseuse pour daigner lever le nez de son bol de céréales, quand bien même il y aurait urgence. Un jour ou l’autre, il faut bien apprendre à la supporter.

La pendule, accrochée au mur gris cendré de la cuisine, émettait un infatigable Tic Tac tandis que Seong Hee regardait son père découper les légumes sur le plan de travail. Le bruit du couteau s'abattant sur la planche était rapide et sec, rappelant à la fillette le bruit d'une guillotine provenant d'un film qu'elle avait dû regarder quelques mois auparavant. Elle n'aimait pas ce bruit mais se sentait obligée de rester assise sur cette chaise en bois inconfortable, les coudes posés sur la table et la tête contre les mains. Son père n'aimait pas la voir dans une autre pièce que lui. Comme s'il avait peur qu'elle ait quelques idées morbides en son absence.

▬ Papa... Quand est-ce que maman va rentrer ?

Le bruit du couteau s'arrêta soudain, laissant un silence pesant donnant l'impression de durer des heures. Puis il continua, un peu plus fort cette fois. La fillette n'osa rien dire alors que son père semblait indifférent. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que sa voix ne daigne se faire entendre.

▬ Quand elle en aura envie.
▬ Mais quand est-ce qu'elle en aura envie ?
▬ Demande-lui.

Il poussa alors un soupir, signifiant qu'il était préférable qu'elle ne lui pose plus de questions. Elle remit alors sa tête contre ses mains, fâchée que son père l’aie mise dans une telle situation. Il savait très bien qu’elle ne pouvait rien lui demander, puisqu’elle n’était pas présente. Elle se résigna alors à attendre, jusqu’à ce que le bruit du téléphone sonne, de son interminable son de cloche infatigable. La fillette tendit sa main vers l’appareil, mais se fit mettre de côté par son père, qui s’empara du téléphone. Il consulta d’abord le numéro puis, soupirant, répondit, tandis que sa fille tendait l’oreille, inquiète :

▬ Quoi ?

Son père ne semblait définitivement pas d’humeur, tandis qu’il écoutait la voix au bout du fil. Au fur et à mesure que la conversation avançait, ses sourcils se fronçaient. Seong Hee ne comprenait rien à tout cela, jusqu’à ce que la voix au téléphone lui paraisse, tant elle était forte. La cuisine se remplit alors des hurlements de son père, jusqu’à ce qu’il jette le téléphone contre le sol. Sa fille se contenta de l’observer par terre, les yeux écarquillés, tandis qu’il hurlait des jurons et bâclait sa préparation. Il était énervé, et ne le serait pas moins pour au moins quelques jours. Comme d’habitude. S’il y avait bien une chose dont la fillette était sûre, c’était que sa maman ne rentrerait pas.

Elle ne rentra d’ailleurs jamais, ou, tout du moins, pas dans la maison de son mari, ou plutôt de son ex-mari. Car rapidement après cet événement, le divorce des parents de Seong Hee fut rendu officiel, tandis que la garde de l’enfant fut partagée entre ses deux parents, quoi que restant un peu plus longtemps chez sa mère. Selon la juge, l’environnement maternel était plus « propice à son épanouissement en tant que jeune fille », et cela ne dérangeait en rien la fillette. Cela lui laissait moins de temps avec son père colérique et l’ambiance sombre et triste régnant dans sa maison miteuse d’homme célibataire, incapable de se reconstruire et n’en ayant aucune envie. Malgré cela, Seong Hee grandit heureuse, sympathisant avec son beau-père français ainsi qu’avec son petit frère, né de l’union de sa mère et de son nouveau mari, et illuminant de temps en temps la maison de son père. Bien évidemment, on ne peut pas tout faire. La joie de vivre de la jeune fille ne put pas supprimer toutes les cicatrices de son géniteur, cela, elle le comprit lorsqu’elle vit une ceinture accrochée au mur d’une extrémité, son père pendu de l’autre. Elle ne pouvait pas l’aider, et ne s’en voulu pas, ou tout du moins préféra le nier, se réfugiant dans les bras chaleureux de sa mère qui, elle, enfin libérée du poids de la vue de cet homme si détestable à chaque fois qu'elle tentait d'approcher sa fille, fut presque soulagée d’entendre la nouvelle de la bouche du policier. Car ce ne fut pas sa fille qui la lui annonça, oh non. Elle, elle n’avait fait qu’ouvrir la porte, pour la refermer et pleurer quelques temps avant d’oublier tout ce qu’elle avait pu voir. C’était tellement plus simple en ce sens. Cela peut paraître inhumain, mais si on ne possède aucun amour pour une personne morte, on ne peut pas être triste. Ses larmes en réalité n'avaient pas été des larmes de tristesse, mais des larmes de pitié.

Le suicide, ou plutôt « accident » comme on préférait l’appeler chez elle, de son père ne fut pourtant pas sans conséquences puisque par la suite, Seong Hee décida de suivre la voie de la médecine, comme son père le lui avait toujours rabâché lorsqu’elle était plus jeune. Elle n’avait jamais particulièrement eu d’affection pour celui-ci, mais cela représentait pour elle une promesse solennelle, scellée par les liens du sang. Bien qu’elle n’en était pas heureuse, ou du moins pas particulièrement, elle aimait à se consoler en se disant qu’elle avait respecté la « piété filiale », malgré son prix. En prenant connaissance de son histoire, il faut savoir une chose : Seong Hee n'est pas à plaindre. Toutes les étapes de sa vie, elle les a vécues sans regret. Elle ne ressent aucune tristesse à l'évocation de son père, et n'hésite pas à montrer sa joie, quitte à avoir l'air d'être sans coeur. Mais c'est ainsi, on ne peut pas obliger quelqu'un à être triste pour un événement qui ne l'est pas vraiment.