Syu ne s’attendait pas à se voir privée de sa propre bouteille de bière mais c’est plus avec un air étonné qu’énervé qu’elle l’observe. Peu lui importe, au final, qu’il la dispense de bière, ce sont plutôt ses mots qui la choquent et lui arrache un soudain gloussement qu’elle a tôt fait de tenter de contenir derrière ses mains. Elle passe ces dernières sur son visage et retrouve son calme et son sérieux. Ou du moins, elle essaye. C’est tellement étrange de rire de nouveau avec lui. Dix ans. Dix ans qu’ils n’ont pas ri ensemble. Certes, il ne sourit pas, mais elle sait qu’il n’est pas complètement sérieux. Elle aime à se dire qu’il se retient juste de sourire. Il ne manquerait que ça. Il semble qu’en sortant de cette chambre, l’atmosphère se soit détendue. Comme si les doutes s’étaient dissipés. N’importe quoi, je n’allais pas te vomir dans la bouche, proteste-t-elle sans pouvoir retenir son sourire. Elle s’appuie contre le comptoir de la cuisine et croise les bras sur sa poitrine tout en le dévisageant d’un air joueur. Elle le taquinerait presque sur le baiser mais s’en empêche. Il risquerait de se braquer et de l’assommer avec sa bière juste pour qu’elle se taise.

Pourquoi tu veux des trucs plus féminins ? En fait, elle sait bien pourquoi – mais à dire vrai, elle a complètement perdu l’habitude d’être féminine – mais il lui faut quelques secondes pour se donner le courage de l’exprimer à voix haute. J’ai pas besoin d’une tenue sexy pour t’exciter, fais-moi confiance. Elle ne regarde pas ce grand dadet quand elle lui répond puis, finalement, se détourne de lui et se serre un verre d’eau sagement. Elle aurait pu reprendre sa bière et le narguer ainsi mais elle n’en a pas le courage et ne veut pas gâcher un moment de taquineries en l’énervant. Elle ne peut pas s’empêcher de l’observer par-dessus le bord de son verre. Que voulait dire ce baiser ? Etait-ce juste pour la calmer ? Non, il est trop réfléchi, même quand il panique, et s’y serait pris autrement sans hésitation. Sans s’en rendre compte, elle a vidé le verre pourtant large en un rien de temps et le dépose bien vite dans l’évier. Bah. Tout ce que je dis, c’est que ça ne fera pas plaisir qu’au petit. De te voir demain, je veux dire. Sur ce, bonne nuit ?

Syu marche sans se retourner jusqu’à sa chambre et, pour la première fois de sa vie, elle laisse la porte de sa chambre ouverte. D’ordinaire, elle ne s’y risque jamais. A vingt-sept ans, elle a toujours peur des monstres qui se cachent dans le noir et il est trop souvent arrivé que ses angoisses se transforment en terreurs nocturnes. Elle a appris de ses erreurs. Mais la porte ouverte, ce soir-là, c’est dans l’espoir de voir Jae la rejoindre, un peu plus tard. Pas pour partager de quelconques plaisirs charnels, mais juste pour avoir le plaisir de le voir allongé à côté d’elle. Comme avant. Ou presque.