Après une dure semaine de travail intensif – pour ceux qui prennent les études au sérieux, en tout cas – le week-end était la récompense ultime, le Graal. Du moins, c’était ainsi que je le voyais et j’attendais tous les week-end avec une impatience grandissante afin de pouvoir vraiment m’amuser. Je n’attendais pas le Samedi pour faire des conneries avec des potes mais, quand même, j’avais le coeur plus léger lorsque je le faisais le week-end, comme ça je n’avais pas à me dire que je ferais mieux de réviser. Enfin, j’ai bien conscience que beaucoup étudient le week-end aussi mais, si les examens n’approchent pas, ces gens-là sont juste complètement fous. Ou bien, ils n’ont pas de vie – ce qui, à mes yeux, me paraît tellement dramatique et incompréhensible. Ce n’est pourtant pas si difficile d’aller voir des gens et de leur parler pour se rapprocher d’eux… enfin, bref. Ce jour-là, j’avais prévu de voir Sae Yeon, une fille que j’appréciais beaucoup depuis que je la connaissais. La pauvre a été tellement moquée au collège pour une raison absurde : elle ne voit pas les couleurs. Les gens n’avaient vraiment aucune inspiration pour se moquer de quelqu’un à cause d’une chose comme celle-là. Moi qui détestais réellement voir les autres moqués, rabaissés, pour des raisons absurdes en plus, j’étais forcément intervenue et je l’avais aidé. En tout cas, j’avais essayé. Mon but était de l’aider à se défendre et à se renforcer afin que les remarques des autres ne l’atteignent même plus mais, comme elle trouvait ça trop dur, je lui avais juste dit de mimer n’avoir aucun problème. Pourtant, je trouvais moi-même que ce n’était pas une bonne chose et j’espérais qu’elle s’en rendrait compte en grandissant mais en la revoyant à l’université, en train de faire semblant d’être « normale », j’ai compris que mon conseil avait eu une trop grande répercussion. Maintenant, c’était un peu compliqué de lui faire comprendre qu’il fallait assumer son problème et emmerder les autres mais il fallait bien qu’elle le fasse, un jour. Seulement, comment lui faire comprendre ça lorsqu’on était la raison pour laquelle elle cachait son soucis ? Je soupirai à cette pensée et me rendis compte que j’étais en retard – comme toujours – alors j’accélérai le pas pour me rendre au café où nous avions prévus de nous rencontrer.
Dès que je mis le premier pas, je la vis me faire un signe de la main et je me dirigeai vers elle en lui faisant un aussi grand sourire que le sien. « Coucou ! Ça va super bien et toi ? » Je dis ça en m’asseyant en face d’elle, à sa table. Je n’avais aucune idée de ce qu’on allait faire mais, me connaissant, je trouverai bien un truc. Je savais très bien improviser.

La voir sourire comme ça me faisait plus plaisir que je ne pouvais l’exprimer. À l’époque où je l’ai connue, elle n’était pas du tout joyeuse et ses sourires étaient occasionnels. Au moins, même si c’est à cause de mensonges récurrents, elle avait réussi à s’adapter, à vivre un peu comme les autres et à expérimenter les choses normales, telles que l’amitié et peut-être même l’amour, je n’en savais rien. Il ne lui fallait plus qu’une chose pour vivre comme les autres : être honnête. Elle n’était pas obligée de dire à tous ses amis « Je ne vois pas les couleurs », mais il ne fallait pas non plus qu’elle fasse semblant de les voir lorsque ce n’était pas le cas. Mais comment lui dire ça ? Et surtout, maintenant ou plus tard ? Elle semblait si heureuse de me voir que je n’avais pas la foi pour lui expliquer ça mais, plus j’attendrai, plus ce serait dur à justifier envers ses proches qui n’ont jamais connu rien d’autres que la fausse Sae Yeon.

« Je vais me prendre… un jus d’orange ! »

Est-ce que j’étais une gamine pour commander de telles choses ? Oui, sans aucun doute.

« Tu as pris quoi, toi ? »

Je lui souris en lui demandant ça. Je me demandais si faire du shopping était une bonne idée, parce que je ne voulais pas la rendre mal-à-l’aise en lui parlant de couleurs d’habits, par exemple. Mais est-ce que la conserver des remarques sur les couleurs étaient la meilleure chose à faire ? Sûrement pas, non.
J’attendis qu’un serveur se rapproche de moi pour l’interpeller et lui demander un jus d’orange, ainsi que la boisson que Sae Yeon voulait.

« T’as envie de faire quoi, aujourd’hui ? Il fait beau, on a de la chance, en plus ! »

C’était la fin de l’été alors le temps n’était pas garanti. L’automne se rapprochait, petit-à-petit, menaçait certains jours par des nuages gris effrayants et repartait le lendemain. Aujourd’hui, le soleil avait toute sa place dans le ciel mais il ne faisait pas une chaleur étouffante, c’était parfait pour bouger. C’était une journée parfaite pour commencer, on ne pouvait que l’améliorer. Laissons les mauvais moments arriver en temps de pluie, mh ?

Je sentis le regard de jugement de Sae Yeon sur le choix de ma commande. J’y étais plutôt habituée, honnêtement. Je prenais rarement du café, principalement par compassion pour mon entourage. Je savais combien j’avais de l’énergie en temps normal et la caféine risquait d’empirer ça. D’autant plus que, malgré ce qu’on disait dessus, j’avaiis lu quelque part que le thé comportait en fait plus de caféine que le café ! Pas du tout une boisson calmante non plus, finalement. Les choix qui me restaient étaient donc restreints : soit des sirops à l’eau ou à la limonade, soit un chocolat au lait, soit des jus de fruits, soit de l’alcool. Le chocolat au lait était la boisson la moins jugeable, mais à ce moment-là, ce qui m’avait donné le plus envie, c’était un jus d’orange.  Surtout qu’avec la chaleur extérieure, même si ce n’était pas la canicule, il valait mieux boire quelque chose de frais. Enfin, à mes yeux. Bref, tout un cheminement pour affirmer que même sa prochaine phrase qui insista sur le fait qu’on était « dans un café, après tout » ne me fit que sourire, rien de plus.
« Tu sais, il y a l’automne avant l’hiver ! » Je me moquais d’elle puis me repris soudainement. « Enfin, ça reste un moment parfait pour faire du shopping ! Il y a les habits chauds à acheter, les bottes, les manteaux… les parapluies, aussi ! » Je ne manquais d’aucun des objets que je venais de citer, mais j’en rachetais chaque année. J’en avais tellement que j’en avais en fait porté un quart seulement, et le reste était prêté à Seah et à des amies qui en voulaient. De toute façon, j’étais obligée de faire comme ça puisque ma pile de vêtements ne rentrait pas dans l’armoire de mon dortoir… oui, c’était à ce point-là. « Bon, alors on va regarder les petits paradis près d’ici quand on a bu ce qu’on veut ? » Les petits paradis, nom qui exprime parfaitement combien j’aimais les magasins de vêtements. J’aimais dépenser mon argent, et encore plus dans les habits. Ça devait être dans mes gênes car mon frère adorait le shopping lui aussi, chose peu commune pour un garçon, quand même. « Si y’a un truc qui te plait, dis le moi ! Ton anniversaire est passé depuis un mois, non ? Je t’ai rien offert !!! » Mon ton soudainement affolé faisait ressentir à merveilles combien je m’en voulais pour ça. Je pensais tellement à d’autres choses que je n’avais pas songé du tout à ça…

« Les durs temps » . Cette expression ne me surprenait pas du tout venant d’elle, c’était même plutôt son genre d’en faire des tonnes. La question était : est-ce qu’elle en faisait trop ou bien est-ce que tout lui paraissait vraiment trop bon ou trop mauvais, sans juste milieu ? Peut-être que son problème de vue, le fait de ne voir que le noir et le blanc, provoquait dans sa vision des choses un pessimisme exagéré. Elle ne voyait pas le verre à moitié-vide ou à moitié-plein ; soit il était entièrement vide, soit il débordait. Du moins, c’était l’image que j’avais d’elle par moment, un genre de caractère un peu dramatique. Elle était ainsi même pour les saisons. L’hiver ou l’été, le chaud ou le froid, le blanc ou le noir. C’était quand même curieux d’être ainsi et bien que l’envie de me poser de telles questions dans un moment comme celui-ci n’était pas présente, cette pensée me traversa l’esprit, avant de rire à sa remarque. « Ils ont sans doute des habits chauds et imperméables ! »
L’avantage, c’était qu’elle aimait le shopping. Je me demandais si elle en faisait avec les autres aussi, ceux qui ne savaient pas pour son soucis de vision. Si c’était le cas, le cadre des habits et de la mode devait être un vrai soucis pour elle ; mimer qu’elle voyait les couleurs devait être particulièrement exténuant. Est-ce que son mensonge allait encore durer longtemps ? Je ne pensais pas. Viendra bientôt un moment où elle fera une erreur trop grosse pour être oubliée par un simple rire ou un « je plaisantais » ; et le mieux, si elle ne voulait pas se retrouver alors avec que des anciens amis qui se sentiront trahis, ce serait de s’assumer avant le drame. Or, comment faire comprendre à une âme blessée qu’elle devait laisser tomber son armure ?
« Pas besoin de cadeau ?! » Je pris un ton outré. Non mais pour qui elle me prenait ! J’allais lui en offrir un cadeau, moi, et je le lui ferais bouffer de force si elle n’en veut pas ! Je ne manquais pas d’argent et elle était une amie précieuse à mes yeux. Bien plus précieuse que certains à qui j’ai offert des cadeaux chers, même. « Crois-moi, tu n’as pas le droit de refuser mon intention ! Je t’offrirai un cadeau, tu peux me faire confiance. Je peux être très têtue alors laisse-tomber tant qu’il en est encore temps ! » Et je rigole après voir dit ça, parce que malgré mon discours menaçant, je ne comptais pas la mettre au bûcher pour un simple refus. Qu’on lui coupe la tête ! m’exclamais-je à l’intérieur, pour me moquer de moi-même.

Été, été, mais où es-tu donc passé ? Je me rappelais avoir commencé un poème par cette phrase, lorsque je devais rédiger un texte au collège. Mon talent de poète n’étant pas le plus flagrant, j’avais galéré pour trouver des vers avec autant de syllabes et qui rimait avec ça. Si je me rappelais bien, j’avais continué par quelque chose tel que « Été, synonyme des vacances commencées » pour compléter, au ver suivant, par « Fin de l’été, synonyme des vacances terminées ». Oui, ce n’était pas génial mais je tenais quand même à mettre en avant pour talent pour rendre toutes les choses positives ! L’été, c’était aussi les moustiques, la transpiration… ça n’avait pas que des bon côtés et moi, grande optimiste que j’étais, j’avais trouvé un bon côté ! Ne pouvait-on pas reconnaître mon talent, rien que pour ça ? Visiblement, non ; ma note fut misérable. Mais bon, il paraît que les artistes sont incompris de leur vivant !
D’une expression poétique, je me mis à dire à Sae Yeon, qui n’avait pas pu suivre mes pensées et prendrait donc mes paroles sorties de nulle part : « Automne, automne, mais pourquoi es-tu autant oublié ? Rouge soit la teinte des arbres fatigués ; Tombées soient les feuilles ébranlées….. » Bon. « Bref. Je crois que c’est pas fait pour moi, la poésie, vraiment. »
Avec une mine d’un désespoir et d’une tristesse sans nom, je regardais Sae Yeon. « Non. C’est pas moi le problème ! C’est le sujet. C’est pas inspirant les saisons… si on doit faire un poème sur… sur hyung par exemple ! Là par exemple, je serai une déesse. Tu veux voir ou pas ? » Question rhétorique, bien entendu. « Hyung, l’homme le plus beau que cette Terre abritait ; Hyung, l’homme le plus parfait que cette Terre abritait ; Hyung, l’homme qui fut toujours là lorsque, pour moi, la Terre s’arrêtait ; Hyung, l’homme qui m’a rendu si fière de l’être que j’étais ; Hyung, le mensonge que j’ai fabriqué, il l’a arrêté. » Poème parfaitement improvisé avec une morale que, sans doute, Sae Yeon n’allait pas comprendre  - ou qu’elle allait mimer ne pas avoir entendue. Un message que je ne sais pas comment lui exprimer mais de toute évidence, ce n’était pas la meilleure façon.
« Cadeaux ! » Repris-je, plus fort qu’avant « Vous qui ne venez qu’à Noël et aux anniversaires ; Vous n’êtes que des…. Euh… des universitaires ! » Je fis une moue. « Non. j’ai pas d’inspiration, je le sens pas ce sujet. »